Après 10 jours d'interruption, je ne puis rattraper le temps perdu. Tout de même, un mot sur l'actualité qui n'a pas été souriante depuis le début de ce mois. Je pense aux accidents d'avion -notamment celui qui a cruellement frappé nos compatriotes de la Martinique- aux incendies d'hôtels parisiens (avec ces familles africaines aux conditions précaires) et enfin à l'ouragan qui s'est abattu sur la Louisiane. J'ai peu de goût pour les polémiques autour des catastrophes, d'autant qu'on se renvoie toujours les responsabilités à la figure quand le mal s'est produit. Curieusement, c'est le roman d'Albert Camus, La peste qui me revient à la mémoire en ces circonstances. Je ne l'ai pas relu depuis très longtemps, mais il m'avait beaucoup touché en classe de terminale. J'avais même fait un exposé en classe sur le sujet, en m'attardant sur le face à face entre le docteur Rieux et le père Panelou (en qui certains critiques avaient cru reconnaître le futur cardinal Danielou). Pour Camus, ce qui émergeait de l'épreuve-limite, et au cœur même de celle-ci c'était la fraternité, et il avait évidemment raison. Eprouver notre commune fragilité, notre vulnérabilité, tout en démontrant que la solidarité -jusqu'à l'héroïsme- peut faire apparaître une sorte de grâce, la gratuité dans le service du frère, c'est la plus étonnante victoire au sein de la catastrophe. Cependant, la fraternité n'est pas toujours au rendez-vous...
Jacques Chirac hospitalisé. La polémique, encore, sur la transparence qui serait une obligation intransgressible de la vie démocratique. Quitte à déconcerter, à déplaire ou même à scandaliser, je ne me définirai nullement comme avocat de cette fameuse transparence. Et pour faire un peu de provocation, je suis prêt à soutenir la thèse d'une extrême discrétion à l'encontre de ceux qui plaident pour la totale publicité. Certes, je sais que ma position est pratiquement intenable, mais je ne la défendrai pas moins pour contrer ce qu'a de totalitaire la prétention de tout savoir, de tout maîtriser, de tout étaler. Non, la presse n'a pas tous les droits. Il y a des droits, ceux des autres, à respecter, y compris le droit à l'intimité du président de la République. A ce propos, je m'amuse beaucoup de lire, ici ou là, que la prétention de ce dernier à garder le "secret" de son dossier médical relèverait d'une sorte d'arbitraire monarchique. Si c'est à la monarchie française que l'on veut faire allusion, l'erreur est complète, car tout était public et il suffit de consulter Saint Simon pour savoir que Louis XIV opéré d'une fistule ne cachait rien et que la cour, et donc la ville, était immédiatement au courant de l'intervention.
Je pars de ma campagne, où je suis revenu quelques jours, pour Lyon où je dois assister au rassemblement organisé par la communauté Sant'Egidio. J'attends beaucoup de cet événement, car je me reproche de ne pas avoir assez suivi de près l'histoire et les réalisations, impressionnantes, d'Andrea Riccardi et de ses amis. C'est, sans doute, parce que Sant'Egidio est né à Rome, que son centre d'impulsion s'y trouve toujours, au Trastevere, et que mes activités ne m'ont pas appelé dans la ville éternelle ces dernières années. Mon ami Emile Poulat, qui a eu Andrea Riccardi comme étudiant à Paris, est très lié à la communauté et suit de près toutes ses rencontres. Dans un de ses livres il avait témoigné de cet attachement. Je m'aperçois aujourd'hui que tout en m'intéressant au "phénomène", je n'y ai pas assez "collé".
Au printemps dernier, j'avais été heureux d'un premier et bref contact avec Riccardi et avec un prêtre, universitaire très actif à Sant'Egidio. J'avais toutefois regretté de ne pas pouvoir rencontrer la communauté dans la basilique Sainte Marie du Trastevere où je m'étais rendu. Le cardinal Philippe Barbarin a bien senti l'importance pour Lyon -mais aussi pour la France- d'une rencontre internationale pour mieux comprendre les objectifs et la pensée d'une famille spirituelle qui en une quarantaine d'années a balisé de nouveaux chemins pour le christianisme dans le monde d'aujourd'hui, celui des religions, celui des guerres, celui de la misère. J'espère donc pouvoir "capter" au maximum tout ce qui sera perceptible de l'esprit de Sant'Egidio.
Après ces trois journées lyonnaises, que retenir qui ne trahisse l'extrême diversité des débats, rencontres, événements et peut-être plus encore la complexité d'un projet comme celui-la ? Je me sens très inférieur à la tâche, parce que je suis très loin d'avoir tout pénétré des arcanes de ce dix-neuvième rassemblement. Les tables rondes, auxquelles j'ai assisté, ouvraient, chacune, des horizons qui auraient justifié un colloque. Par ailleurs, il ne faut pas se cacher qu'il y a quelque chose de très insatisfaisant dans ce genre d'exercice. Il est illusoire de vouloir dénouer en deux heures des difficultés qui sont liées à la profondeur de l'histoire et à des désaccords immémoriaux. Je n'ai vraiment repris conscience de la totalité complexe du sujet que lors de la cérémonie finale dans le théâtre antique de Fourvière, lorsque tous les partenaires se sont trouvés réunis sur l'estrade face à la foule. C'était à nouveau la vision d'Assise de 1986 qui avait ému le monde entier. Manquait évidemment Jean-Paul II, le grand fédérateur. Mais il était bien là comme inspirateur prophétique.
Le cardinal Etchegaray était le témoin direct d'Assise, puisqu'il en fut la cheville ouvrière. Lundi soir, il nous fit l'amitié à François Vayne qu'il connaît bien, et à moi-même de nous rejoindre quelques instants à notre table. Il avait dans sa serviette deux exemplaires du recueil de prières (chrétien) d'Assise 86. Deux reliques précieuses de cette audacieuse initiative que certains ont discutée, mais que pour ma part, j'ai acceptée du fond du cœur. De Jean-Paul II, j'étais enclin à tout accepter de confiance. Mais il y avait également la conjoncture, celle du retour du "religieux" qu'il fallait absolument libérer de toutes ses hypothèques violentes et totalitaires.
Rassembler toutes les religions de la terre relevait d'une sorte de pari insensé à cause de leur extrême dissémination. A Lyon il n'était pas toujours aisé d'aller au-delà du dialogue des trois monothéismes. Pour ma part, je n'ai pas eu le temps de m'intéresser à ce que pouvaient dire Bouddhistes et Shintoïstes. Pourtant, ils étaient bien partie prenante. La cérémonie de conclusion, en mettant en évidence le souvenir de Hiroshima et Nagasaki le soulignait. Mais c'était l'évidence même de notre monde. Andrea Riccardi n'avait pas tort d'insister sur cette idée que la globalisation renforçait la fragmentation culturelle et les diverses identités.
Alors le point de vue de l'unité s'estompait sous l'effet de l'acuité des questions à dénouer. J'en indique deux parmi beaucoup d'autres, et ces deux là parce que j'ai suivi les débats auxquels ils ont donné lieu ou assisté à des scènes significatives. Ainsi d'abord le dialogue catholiques-orthodoxes, les uns et les autres étant particulièrement bien représentés. Comment se fait-il alors que les échanges paraissaient si convenus ? Et en dépit d'une réelle cordialité des rapports personnels. C'est sans doute le poids des réalité, notamment de la réalité russe orthodoxe qui rend difficile une explication plus franche. L'orthodoxie russe a tendance à se crisper pour se protéger des menaces qui ne sont pas toutes imaginaires. Autre problème, celui de l'expansion du protestantisme évangéliste. C'était lundi dans la soirée après notre rencontre avec le cardinal Etchegaray. Je me rends dans un temple au sein du vieux quartier Saint Paul. Le pasteur de Clermont explique qu'il y a aujourd'hui dans la région parisienne plus de communautés protestantes d'origine africaine que de communautés autochtones. On devine que pour la fédération protestante de France la situation est, disons-le, révolutionnaire, complètement inédite et remettant en question les traditions réformées les plus enracinées. Sans compter que le phénomène nouveau est ambivalent. La réaction même du public d'origine africaine dans le temple le confirme. Il y a des situations lucratives pour certains qui se décrètent pasteurs. Cet aspect nullement ignoré en réjouit plus d'un, et Clermont en est un peu décontenancé.
Un des avantages d'un tel événement tient dans les multiples rencontres qu'il permet. J'ai revu ainsi des personnes que je n'avais plus revues depuis vingt ans, tel le père Bernard Le Laennec qui est le curé de Saint Louis des Français à Moscou. Je l'avais connu journaliste à La Croix (il est assomptioniste) et son départ pour la capitale russe a toujours évoqué pour moi l'épopée des d'Herbigny et des Neveu que le père Antoine Wenger a raconté dans son livre si important Rome et Moscou. Je le dis à l'intéressé qui acquiesce vivement.
La mort de Vladimir Volkoff me touche particulièrement. J'avais passé deux jours en Provence avec lui, il y a trois mois. Nous avions parlé ensemble toute une soirée dans le merveilleux cadre des Baux. J'admirais son talent. Le retournement est un grand livre et Les humeurs de la mer, cette quadrilogie de belle ambition un monument. Je ne dirais pas que j'étais toujours complètement en phase avec sa pensée et ses réflexes de droite. Même si j'estime qu'on ne peut pas ne pas être réactionnaire de quelque façon, ne serait-ce que pour défier la bêtise triomphante et installée, la réaction en soi ne saurait me satisfaire. Car la réalité est toujours plus complexe et donc justifiable d'une analyse à plusieurs détentes. Réactionnaire sans doute, traditionaliste bien sûr, je ne me reconnais pas moins certains réflexes de gauche quand je n'épouse pas carrément une certaine posture libérale. Tout cela non par dilettantisme mais par rigueur, fidélité à toutes les coordonnées du réel et aux exigences multiples de l'esprit.
Les élections allemandes ne reflètent pas seulement la situation d'un pays. Elles sont significatives d'une Europe incertaine où le réformisme libéral, généralement tenu pour indispensable, ne passe pas. Je suis assez d'accord sur ce point avec François Bayrou que j'ai été écouter ce soir en réunion électorale dans ma ville de banlieue. Il est fort possible que l'avance d'Angela Merkel ait été cassée par certaines déclarations fracassantes de ses amis, par exemple sur la réforme du barème des impôts. Mais les élections ont été l'occasion d'enquêtes très significatives sur l'Allemagne. Libération a ainsi mis "sur la table" la question centrale du déclin démographique. J'ai trouvé ça assez terrifiant. Faut-il que la catastrophe soit déjà là pour qu'un tel journal, libéral-libertaire au regard de qui le problème démographique est resté si longtemps tabou, mette les pieds dans le plat. Phobie des enfants. On ne veut plus les entendre. Leurs cris sont insupportables dans certains quartiers qui n'admettent pas, par exemple, l'implantation d'une crèche. Puis il y a aussi cette proportion effarante de jeunes hommes qui ne veulent même pas envisager la perspective de la paternité ! No future ! Quel effroyable gâchis...
L'autre jour, lors d'un bref passage à la Procure, je découvre l'existence d'un ouvrage de mon ami le père Xavier Tilliette sur Paul Claudel, intitulé Le jésuite et le poète (aux éditions de Paris). Le sujet à lui seul constitue pour moi un vrai bonheur. Il s'agit en fait d'un recueil de textes déjà publiés séparément dans diverses publications. L'ensemble constitue un vrai livre qui me passionne. Tout ce qui vient du père Tilliette ne peut que me toucher. La façon dont il parle de Claudel est à la fois familière et chaleureuse, précise, informée. Le chapitre sur Camille, la sœur si pathétique du poète, est remarquable de délicatesse et de justesse. Je ne détaille pas ici tout ce qui est dit de la pensée de Claudel, de son génie, de son rapport à la Bible (très bien analysé et jugé). Je veux signaler les chapitres sur les milieux claudeliens, celui sur le père de Lubac où j'ai retrouvé certaines choses que celui-ci m'avait confiées, et aussi les pages étonnantes à propos de Teilhard visitant Claudel au trentième étage d'un hôtel de New-York. La déception, la désillusion de l'auteur du Milieu divin à l'égard du poète peut scandaliser. Elle peut aussi troubler en faisant réfléchir au drame intérieur de Teilhard qui ne retrouve pas chez Claudel l'écho de sa hantise, de sa recherche. Claudel chrétien trop tranquille, que sa conversion a, en quelque sorte, satisfait, scandaliserait en somme un Teilhard qui se débat avec un "christianisme transposé" à l'intérieur d'un cosmos où il recherche le Christ tout en tous.
Claudel ne ressent pas, lui, ce scandale d'un autre monde, celui de la science qui échappe à la perception chrétienne ordinaire, exige une réinterprétation qui, à certains égards, est proche de l'insupportable. Claudel trop esthète satisfait des mondes "qui jonglent pour son plaisir" alors que pour Teilhard la démarche poétique, et même biblique, au sens habituel, ne saurait suffire, ce qui le conduit à un arrachement que ne peuvent comprendre ceux qui ne participent pas de sa polémique existentielle avec les représentations d'un monde rebelle à la lecture théologique classique. Il y a une âpreté de Teilhard qui correspond à son aventure absolument singulière, à son affrontement avec un paradigme scientifique, cosmique, biologique, paléontologique qu'il veut de toutes ses forces convertir en christisme.
Mon intérêt pour Teilhard s'est renouvelé ces derniers temps. J'avais eu à son propos un échange suggestif avec le père Marc Leclerc qui est professeur de cosmologie à la Grégorienne, lors de mon séjour romain. Comme disait Monsieur Pouget à Guitton à propos de T. : "C'est ça et ça n'est pas ça". Pas facile de discerner les choses. Je regrette de ne pas avoir lu l'ouvrage de Jacques Arnould, ce dominicain qui travaille au sein de la recherche aéro-spatiale, dont plusieurs émissions m'ont révélé la lucidité scientifique et théologique.
Je n'ai pu m'empêcher d'appeler le père Tilliette pour lui confier ma joie de son livre. Il m'en annonce deux autres pour bientôt : l'un sur l'eucharistie, le second sur l'Eglise. Nous parlons de Benoît XVI qu'il connaît bien et qu'il admire beaucoup. Il espère une réconciliation avec les traditionalistes, tout en étant lucide sur les difficultés. Je lui pose une question sur le père François Varillon que j'ai peu lu et dont je viens de recevoir quatre ouvrages réédités à l'occasion du centenaire de sa naissance. Il en parle avec sympathie, ayant apprécié en lui l'évangélisateur et le prédicateur. Les réserves théologiques qu'il peut faire sur certains aspects de sa pensée rejoignent ce que m'avait dit un jour le cardinal de Lubac avec délicatesse. Je lirai néanmoins avec intérêt L'humilité de Dieu (Bayard) que certains de mes amis affectionnent et où j'ai déjà fait quelques incursions.
Autre lecture de ce mois : la biographie non autorisée de Houellebecq par un journaliste du Point m'a passionné. Je sais qu'elle est non seulement non autorisée mais récusée par l'intéressé, furieux d'avoir été ainsi l'objet d'une enquête indiscrète où il a eu l'impression d'être trahi par ses proches. Mais il y a un point infiniment douloureux, qui sans doute relève du secret, qui pour moi est capital. L'expérience que nous livre le romancier est-elle personnelle à ce degré d'implication qui serait seul adéquat à cette fêlure intérieure où je vois l'explication majeure de l'œuvre, la consonance avec une vraie déréliction ? A certains égards, la biographie -notamment dans sa conclusion- voudrait susciter la méfiance quant au caractère calculateur, un brin manœuvrier -machiavélique ?- d'un Houellbecq qui mène ses affaires habilement en arrangeant la vérité à sa convenance. Tout de même, et là je mets les pieds dans le plat, on ne traite pas sa mère d'une pareille façon s'il n'y a pas une raison proportionnée et plus encore un blessure béante pour provoquer l'insulte. La mère réelle s'avère plus complexe que la soixante-huitarde insupportable des Particules élémentaires. Visiblement elle a souffert horriblement de l'accusation de son fils. C'est une femme d'un caractère sans doute trempé, capable de rigueur morale dans certains domaines -son refus de participer à l'hôpital au secteur avortement- farouche aujourd'hui dans son isolement érémitique. Elle vit seule dans une demeure pauvre à l'écart de tout (à l'île de la Réunion). Elle n'a pu élever elle-même ses deux enfants (de pères différents). Ce n'est pas nécessairement par insensibilité ou égoïsme. C'est sans doute compliqué.
Rien n'est simple avec un tel personnage dont la réussite incontestable, bien préparée, bien conduite, ne saurait faire oublier la recherche hallucinée, les crises de désespoir, le mal-être inguérissable. (Denis Demonpion, Houellbecq non autorisé, enquête sur un phénomène. Marien Sell éditeurs)
J'aime beaucoup Marie Balmary depuis que Maurice Clavel, lors du dernier message qu'il m'ait adressé, m'a impérativement ordonné de lire son premier livre L'homme aux statues en 1979, quelques jours avant sa mort. Chacun des livres qu'elle a publié a suscité toute mon attention, souvent mon adhésion. Je n'ai fait de réserves importantes que sur Abel, ou la traversée de l'Eden en 1999, que j'avais d'ailleurs trouvé en contradiction avec L'homme aux statues et la critique fondamentale qu'elle adressait à Freud. J'ai alors formulé mes objections dans deux longs articles de France-Catholique dont elle m'a remercié -nous avons eu une disputatio comme au Moyen-Age m'a-t-elle dit- bien qu'elle ne m'ait pas répondu. Son petit ouvrage La psychanalyste et le moine (Albin-Michel) que j'ai lu aussitôt que je l'ai trouvé en librairie m'a intéressé sans me surprendre. Car j'y ai ressaisi beaucoup de choses que j'avais cru comprendre à propos de l'auteur qui reflète -je crois- tout un univers féminin, une sensibilité particulière à l'égard du christianisme.
Le dialogue entre la psy et le moine se rapporte à une conversation intérieure exprimant deux parts de la romancière, qui peut affirmer ainsi son ouverture en même temps que sa résistance au christianisme. La crainte d'un enfermement religieux, d'une sorte d'impérialisme sur les consciences, s'oppose à une ouverture supérieure, une possibilité d'entrer dans un espace ou l'humanité peut se déployer librement. J'acquiesce jusqu'à un certain point parce qu'il me semble que dans cet espace manque singulièrement la présence du mystère divin, qui lui aussi doit se déployer, ne serait-ce que pour rejoindre l'humanité et se faire reconnaître par elle...
Je n'ai pu résister à l'obsession Teilhard du moment. J'ai donc trouvé le livre de Jacques Arnould, qui me tendait les bras, hier à Paris, et je me suis remis dans le bain. Un peu un bain de jeunesse. Ce teilhardisme ayant baigné mes années de jeunesse. Comme j'aurais préféré à l'époque l'image de l'aventurier croqué par Jean Lacouture -"un peu Marco Polo, un peu Ricci, un peu Claudel, un peu Rimbaud"- à celle de l'idéologue progressiste qu'on nous assénait !
Le jeudi, il y a toujours abondance de journaux avec les suppléments littéraires et les hebdos. Il y aurait beaucoup à dire de beaucoup d'articles ! Ainsi dans Le Monde Elisabeth Roudinesco nous fait sa lecture de la correspondance de Françoise Dolto, ce qui nous vaut un morceau de bravoure sur une éducation catholique -Action Française. Evidemment le catholicisme de l'époque ne pouvait que fabriquer des névrosés ! Deux remarques à ce propos. Héritier d'un tel milieu je ne me reconnais pas du tout dans cette caricature. En second lieu s'il y avait un autre modèle d'équilibre et de liberté accomplie où était-il ? Il y a fort à parier que du côté "laïque", en fait de préjugés, de tabous, de conformismes on devait aussi avoir son lot...
Une chose m'a amusé. Alain Cuny aurait été très proche, et même "amant de cœur" de notre psychanalyste ! C'était, d'évidence, un bon acteur. Mais était-ce un intellectuel sérieux ? Le père Tilliette dans son livre sur Claudel l'égratigne assez sèchement, l'ayant éprouvé comme "confus", avec des prétentions plutôt vaines.
Enfin, le pire ! La couverture du Point sur "Jésus-Mahomet le grand affrontement". Après lecture, c'est de l'à peu-près. Ça commence vraiment mal avec un entretien donné par Geza Vermes. On passe sous silence qu'il s'agit d'un ancien prêtre catholique, issu du judaïsme, qui a abandonné sa foi. On nous le présente comme un savant incontestable à la fine pointe de la recherche, alors que son discours reprend les hypothèses alternatives qui se sont égrenées depuis un siècle ou deux. La thèse d'un Paul inventeur du christianisme nous est resservie pour la millième fois... Non sans quelque illogisme. Car on apprend aussi que Jean serait également responsable de la divinisation du charpentier de Nazareth. Alors, Paul ou Jean ? Il est vrai que Geza Vermes annonce que c'est Jean qui est "le plus abouti sur le plan théologique". J'oubliais de préciser que Monsieur Vermes est édité par Bayard. C'est assez joli, non ? Jésus, Dieu malgré lui, ça ne les gêne pas ?
L'article signé Eric Vinson paraît à priori équilibré (il est intitulé Jesus et Mahomet : match au sommet). Mais on y relève nombre d'affirmations péremptoires : "bien que leur nature soit différente, les textes sacrés des deux religions n'échappent pas, chacun à leur manière à l'interprétation et à l'exégèse, progressivement étouffées sur les deux rives de la méditerranée par un même dogmatisme scolastique." M. Vinson a-t-il seulement entendu parler de l'étude monumentale du père de Lubac intitulé Exégèse médiévale ? Par ailleurs le crédit sans mesure qu'il accorde à l'exégèse critique moderne me semble flotter dans une sorte de fidéisme scientiste. Peut-il concevoir l'hypothèse -ô combien iconoclaste- d'une science qui tuerait l'objet de son savoir, faute d'avoir seulement discerné de quoi il s'agissait. Eh oui, même dans les sciences humaines, on a tout intérêt à réfléchir à la formule assassine de Heidegger sur la science qui ne pense pas.
Je passe sur l'anti-féminisme paulinien, qui constitue lui aussi un classique. Il faudrait s'attarder sur la conclusion qui hypostasie comme d'habitude la modernité à laquelle le christianisme aurait été contraint de se soumettre pour l'essentiel. Formule facile, dont il faudrait préciser le contenu et qui dispense de réfléchir trop "vertigineusement".
Périodiquement, un scandale vient remettre en cause la règle du célibat sacerdotale catholique. C'est pain béni -si j'ose dire- pour les journalistes en mal de contestation et d'avant-gardisme facile. Je m'étonne toujours qu'on veuille faire de cette question d'un éventuel mariage des prêtres une affaire moderne. C'est une affaire de toujours, des origines chrétiennes, du Moyen-Age, de toutes les époques. En faire une revendication inédite, avant-gardiste relève d'une prodigieuse bêtise. La chasteté sacerdotale, ou consacrée, a toujours été scandaleuse, insupportable, impraticable. Elle a une signification qui échappe à la bien-pensance ordinaire. Elle n'en est pas moins capitale dans l'histoire de la sensibilité chrétienne. Ce que Peter Brown appelle "le renoncement à la chair" ne se comprend que dans une perspective eschatologique. Ce renoncement n'amoindrit en rien la valeur de l'union conjugale qui relève d'un sacrement. Mais il clarifie en quelque sorte en relativisant la sexualité qui n'est plus l'objet unique de fascination et d'effroi qui commande l'existence. Comprenne qui pourra !
Parfois, je me dérobe à l'effort d'avaler un livre qui risque de me faire passer un sale moment ou surtout de me faire perdre mon temps. Je n'aurais jamais lu le Da Vinci code si on ne m'avait pas demandé une conférence sur le sujet. Je n'ai aucune envie de lire le Traité d'athéologie de Michel Onfray dont je pressens la charge de contre-sens, de ressentiment et d'absurdité. Pourtant le succès de pareils pamphlets devrait commander de la part de gens de mon accabit une réponse immédiate. Je constate qu'heureusement les amis veillent au grain et analysent de la meilleure façon le phénomène. Ainsi Irène Fernandez publie une réponse très pertinente, intitulée Dieu avec esprit aux éditions Philippe Roy. Je sens toutefois monter en moi une colère -une sainte colère ?- à l'encontre du montage d'Onfray dont la monstruosité est révoltante. J'ai toujours été persuadé que le secret de tout cela était d'ordre biographique. D'ailleurs Onfray lui-même appuie cette thèse ouvertement. D'où cette logorrhée qui se répand par tous les moyens : livres, France Culture, université populaire de Caen...
Mais la colère est presque toujours mauvaise conseillère. Il faut répondre sereinement, rationnellement comme le fait Irène Fernandez.
Reste que le débat n'est pas toujours facile et même possible.
J'y pensais ce soir après avoir écouté quelques minutes d'un débat sur une chaîne câblée. La violence au diapason d'un Michel Onfray n'y est pas rare. Un des participants habituel de l'émission s'est laissé aller à une déclaration déchaînée contre les cléricaux (le mot n'était pas prononcé, mais c'était équivalent), coupables de vouloir censurer des affiches publicitaires du métro (d'inspiration homosexuelle). Les clericaux en question étaient d'ailleurs imaginaires et anathémisés par pure hypothèse. N'empêche que l'intéressé réclamait leur peau en s'arrachant la gorge.
Benoît XVI donnerait-il l'exemple par une pratique systématique de la discussion ? Trois rencontres récentes montrent qu'il est prêt à recevoir les interlocuteurs les plus divers et de parler avec eux dans le meilleur climat possible. Il a reçu ainsi successivement la journaliste italienne Oriana Fallaci, l'évêque lefebvriste Mgr. Bernard Fellay et son ancien collègue universitaire Hans Küng. Oriana Fallaci est une pamphlétaire redoutable. Son combat ouvert contre l'islam scandalise beaucoup de monde et ne peut que révulser les musulmans. Longtemps considérée comme militante de gauche, antifasciste, elle se distingue maintenant par sa révolte furieuse contre l'invasion de son pays et de l'Europe par l'immigration musulmane. Benoît XVI ne la considère pas infréquentable pour autant. Il préfère discuter franchement avec elle.
Je passe sur Mgr. Fellay et la mouvance traditionaliste qui pose des problèmes tout à fait particuliers. Le cas Hans Küng m'intéresse beaucoup et ses relations anciennes avec Joseph Ratzinger constituent un sujet de réflexion en soi. les deux hommes ont enseigné ensemble à Tübingen et leur désaccord patent dès les années post-conciliaires a été crescendo. Mais il y a du côté de Joseph Ratzinger un parti pris de bienveillance ainsi qu'une volonté constante de trouver des terrains d'entente et ne pas demeurer crispés du fait de désaccords trop manifestes. A Castel Gondolfo les deux hommes ont parlé des travaux les plus récents de Küng sur la morale internationale et aussi -me semble-t-il- des règles du dialogue interreligieux. J'avais remarqué que le cardinal Ratzinger, dans ses livres, citait les travaux de son ancien collègue sur ces sujets, sans rappeler leurs désaccords. Son secrétaire, dont j'oublie le nom, a fait sa thèse de théologie sur l'œuvre de Küng.
Ces rencontres -et en particulier la dernière- auront-elles une suite ? J'en retiens un certain style, un certain éthos propre au nouveau pape. Le désaccord n'empêche pas la discussion. Et on a toujours intérêt à se rencontrer.
L'ouvrage d'Irène Fernandez contre l'athéologie de Michel Onfray est vraiment excellent à tous égards : écriture, information, discussion. Il a ce mérite essentiel de faire oublier parfois l'objet immédiat, la querelle, pour penser plus loin, mieux penser et même avoir le plaisir de penser. A partir d'un très mauvais pamphlet, il est possible de faire une mise au point intéressante, passionnante, qui apprend beaucoup, fait œuvre de discernement et permet de reprendre la question "religieuse" à nouveaux frais. Tout est bon, mais s'il fallait choisir je donnerais ma préférence aux pages sur le monothéisme et la mort, où Irène Fernandez montre que ce n'est nullement la crainte de la mort qui produit la croyance monothéiste, ou le phénomène religieux. En Orient c'est le désir d'échapper à la vie qui est à l'origine de l'attitude et de la pensée des sagesses et religions. En Israël, la croyance à la survie et à la résurrection des morts n'interviendra que très tard.
Nouvelle édition de mes Dossiers brûlants de l'Eglise aux Presses de la Renaissance. Parus en 2002 et que j'ai revus pour tenir compte du passage d'un pape à l'autre. Le sous-titre a donc changé. Au soir de la vie de Jean-Paul II a été remplacé par Les défis de Benoît XVI et j'ai supprimé deux chapitres auxquels j'ai substitué deux autres pour esquisser le portrait du nouveau pape et définir les tâches de son pontificat. J'aurais peut-être pu écrire mon propre Benoît XVI. J'ai quelques idées sur la question, mais il y a abondance en la matière. J'ai bien dû lire cinq essais sur Benoît XVI, différents en intérêt et en perspicacité. Ceci dit non pour décerner des bons points et établir un classement, mais pour noter la diversité des points de vue et des attentes. Je dois faire une conférence jeudi prochain dans ma paroisse : Mais qui est donc Benoît XVI ? Ce sera l'occasion de réordonner mes idées et peut-être me contraindre à en dire un peu plus.
La semaine dernière, un collègue de La Croix rendait compte de l'essai de Michel Kubler (Benoît XVI un pape de contre-réforme ? chez Bayard). Bon essai, alerte, aigu. L'auteur connaît son sujet, et habilement, tente de dénouer l'énigme du pontificat. Benoît XVI serait libre du préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Sans aucun doute. Même s'il ne faut pas compter sur lui pour déroger à cette doctrine. La tâche d'un pape n'est pas seulement doctrinale. Elle est pastorale et "réformatrice". Suggestivement, Michel Kubler rappelle que Joseph Ratzinger s'est réclamé de l'exemple de Charles Borromée pour signifier comment le concile de Trente avait pu déterminer des réformes audacieuses et vraiment novatrices. C'est judicieux et pertinent.
Il convenait de louer l'analyse du rédacteur en chef religieux de la Croix dans son propre journal. Je n'aurais pas écrit autre chose. Mais l'article du dessous rendait compte du Plunkett (paru aux Presses de la Renaissance) d'une façon qui n'était guère amène. Y-avait-il contradiction entre les deux ouvrages au point que l'un dénie l'autre ? Je n'irai pas jusque là. Ce qui était reproché à Patrice de Plunkett, c'était, au fond de tout boucler d'avance en établissant des dossiers sur tous les sujets sensibles, qui balisaient complètement le chemin et interdisaient toute surprise possible. Cette interprétation s'est imposée à moi par comparaison entre les deux articles de la Croix et aussi les deux livres que j'ai lus avec attention. Mais je ne suis pas d'accord avec la logique qu'elle impose. En effet, je vois mal Benoît XVI contredire Joseph Ratzinger sur tous les dossiers en cause. Mais cela n'empêche pas une liberté d'esprit qui offrira des initiatives inattendues, des perspectives originales. Le propre d'un homme de génie c'est souvent de surprendre en traçant des routes auxquelles nul ne songeait et en discernant avant tout le monde une sortie de crise, crise que les uns et les autres croyaient fatale. Voir ce que personne ne voit, percer les énigmes, dénouer les oppositions crispées de gens qui ne voient que le pan de réalité qui les intéresse. Dénouer par le haut après avoir formuler ce que les uns et les autres n'avaient ni aperçu ni compris.