Journal - Novembre 2005

La totalité du journal mis en ligne sur le site est disponible au format pdf et Microsoft Word .doc.

Vous pouvez aussi télécharger le journal du mois de novembre aux mêmes formats : doc. et pdf

Vous pouvez télécharger ici gratuitement le logiciel "Acrobat Reader" qui vous permettra de lire le format pdf.


3 novembre

La polémique abbé Pierre se prolonge avec une tribune libre bien sentie dans Le Monde de l'archevêque de Clermont-Ferrand, Mgr Hyppolite Simon, qui choisit un point de vue que j'avais totalement exclu : celui de la chasteté sacerdotale et du voyeurisme qui résulte des aveux de l'intéressé. Cela a donné lieu sur LCI à un débat vif et parfaitement loyal entre Frédéric Lenoir et Michel Kubler (je n'aurais pas dit mieux que ce dernier). Mais l'embrasement de la Seine Saint-Denis rend plutôt marginale cette affaire. Ce soir j'ai le sentiment que la gravité extrême des événements produit presque une suspension des hostilités pas seulement entre Villepin et Sarkozy mais aussi entre droite et gauche, du moins si j'en crois certaines déclarations à la sortie d'une réunion à l'hôtel Matignon.

Deux phénomènes se détachent, sans qu'on puisse dire qu'ils sont complètement imbriqués. D'une part, la véritable guérilla qui est menée dans les villes fait penser à des groupes délinquants organisés pour la bataille de quartiers et l'affrontement avec les forces de l'ordre. D'autre part ces groupes qui sont, sans guère de doute, liés à une économie souterraine et délictueuse ne peuvent établir leur système que sur la misère et la détresse d'une population d'origine immigrée.

Comment s'en sortir ? Par un surcroît de dépense publique, d'investissements pour libérer tout cet univers de sa dépression ? Bien sûr. Mais le temps veut que la dépense publique soit justement l'ennemi...

Est-il vrai, comme cela est répété ces jours-ci, qu'on a laissé tomber tout l'environnement associatif et que ce sont les organisations islamiques qui ont pris le relais sur le terrain ? Je ne puis vérifier moi-même une telle assertion qui n'en paraît pas moins plausible. Y aurait-il concurrence entre islamistes et évangéliques ? Ce serait une autre donnée de la situation à analyser sérieusement.

Je n'ai pas reçu les deux derniers livres de Régis Debray, mais j'ai très envie d'y mettre le nez. L'un concerne Avignon dont j'ai un peu parlé sur le moment. L'autre comporte une pièce de théâtre sur Julien l'apostat. Le peu que l'auteur a dit du contenu de sa pièce, l'autre soir, devant Lionel Jospin à Cultures et dépendances m'a quelque peu troublé. Le cœur de Régis Debray serait-il du côté du Julien fidèle au paganisme antique contre le jeune christianisme, peu amènement qualifié ? Il faudra que j'examine les choses ! La figure de Julien m'avait retenu il y a très longtemps à la lecture d'un roman de Luc Estang qui m'avait presque fasciné.

4 novembre

Daniel Schneidermann a fait un beau papier dans Libération de ce matin, en demandant justice et équité pour les deux jeunes morts de Clichy et le mort adulte d'Epinay. Il a raison de mettre en valeur la véracité des faits : chaque mort a droit à la vérité exacte des circonstances de sa tragique disparition. Par ailleurs on ne peut sous-estimer le fait que ce sont les imprécisions sur la fuite des jeunes gens qui se réfugient dans le transformateur EDF de Clichy qui vont déclencher l'émeute. Le silence sur le nom de la victime d'Epinay est tout aussi insupportable, avec la peur des témoins d'expliquer ce qui s'est vraiment passé.

Daniel Schneidermann est impitoyable pour le ministre de l'Intérieur et son escalade verbale. Produire du discours plutôt que l'humble matérialité des faits... Là où je serais moins d'accord c'est à propos des jugements généraux sur la situation des banlieues de la part des politiques, jugés dérisoires. Mais cette situation requiert analyse, fut-elle générale, car elle perdure depuis trente ans sans qu'on sache la maîtriser. La violence verbale de Sarkozy pourvu qu'elle concerne réellement le caractère criminel de tout un secteur d'activité est-elle vraiment condamnable ? Je sais bien qu'on s'inquiète des amalgames et de leurs effets calamiteux et qu'il convient aux hommes de responsabilité de se méfier des risques d'entraînement de la charge symbolique des mots. Encore s'agit-il de ne pas édulcorer les réalités lorsqu'elles sont criminogènes. A quoi il faut ajouter - au risque de le répéter indéfiniment- que la précarité économique, l'ethnicisation des quartiers désertés par les cadres intermédiaires, forment le terreau où se développent la délinquance et le désespoir social.

C'est pourquoi, finalement, je rejoins Daniel Schneidermann. Il faut arrêter tout ce qui favorise les tranchées entre catégories de citoyens. Les trois victimes de Seine Saint-Denis ont droit à une égale vérité et à une égale compassion pour que ne se reconstitue pas la guerre civile française."Se sentir français aujourd'hui, pleinement français, possédé par la froide tragédie française, ce serait se sentir également envahi par les deux effrois, par les deux mémoires. Celle du malheureux photographe d'Epinay, qui n'a pas même droit à la publicité de son nom, et celle des petits footballeurs de Clichy." Je trouve cela magnifique.

7 novembre

Changement de maquette du Monde. Evénement marginal dans une actualité très tendue, mais non sans importance pour un papivore comme moi qui suis ce journal depuis plus de quarante ans. Si Le Monde est plus lisible, plus agréable, tant mieux. Sera-t-il plus pertinent, plus libre, assumant sa tradition la moins contestable en sachant affronter ce dont il se veut le reflet, c'est-à-dire le monde tel qu'il va ? C'est la vraie question. Le journal s'est un peu redressé ces derniers mois, délaissant la ligne idéologique Plenel qu'un de ses anciens haut responsables qualifiait devant moi d'extrémiste (au sens d'aberrante).

15 novembre

Je suis, comme tout le monde, la crise, l'embrasement des banlieues (suivi d'un relatif apaisement), l'intervention hier soir de Jacques Chirac. J'écoute les arguments échangés et, paradoxalement, je me reconnais tour à tour dans des avis apparemment très opposés. Ainsi Alain Finkielkraut très sévère au Figaro pour les émeutes, les pulsions et les modèles qu'ils traduisent et Emmanuel Todd se montrant, au Monde, optimiste, tout compte fait, pour l'avenir du modèle français d'intégration. Le philosophe a raison d'être en colère contre une certaine démagogie, le sociologue a raison de discerner le bon côté des choses, en stigmatisant ceux qui, par exemple à l'étranger, se gaussent de nous, en avançant la fin de notre modèle. L'un et l'autre se retrouvent sur l'attachement à la France qui est tout de même le préalable obligé de toute existence sociale, de toute obligation civique.

Parmi les propositions d'Emmanuel Todd auxquelles je souscris, celle-ci : Les jeunes ethniquement mélangés de Seine Saint-Denis s'inscrivent dans une tradition de soulèvement social qui jalonne l'histoire de France. C'est un peu ce que j'ai expliqué autour de moi ces jours-ci, en rappelant "les classes dangereuses" du XIXe siècle et d'une façon plus générale les populations campées aux portes de la cité qui désignaient le prolétariat. La radicale étrangeté de ce dernier par rapport à "la bourgeoisie" annonçait, selon Marx, le bouleversement révolutionnaire. De nos jours, les plus alarmistes annoncent une sorte de soulèvement islamiste. Je n'y crois pas du tout. Cela ne veut pas dire évidemment qu'il n'y a pas de pain sur la planche et que les énormes difficultés de tous ordres vont s'effacer comme par miracle. Il y a beaucoup plus à travailler qu'à s'effrayer de je ne sais quel djihad.

Au milieu de tout cela le retour de Charles de Foucauld. Figure familière de mon enfance, l'ermite du Sahara est une des références symboliques de l'univers culturel où j'ai grandi. Pendant la guerre d'Algérie, elle fut disputée entre catholiques, de gauche et de droite. Les uns et les autres avaient la possibilité de trouver les citations qui leur convenaient. Le temps qui passe a rendu un peu vaine cette querelle. Mais il nous apparaît qu'il est aussi impossible d'arracher le père Charles à sa contemporanéité, voire à ses préjugés - comme si ses censeurs n'en avaient pas ! - qu'à sa mission prophétique.

16 novembre

Jean-Edern Hallier avait publié un roman dont le père de Foucauld était le prétexte littéraire,"Le fou de Dieu". J'avais trouvé le livre absolument insupportable et j'en fus blessé durablement, n'ayant plus le goût de parler à l'auteur que j'évitais pendant des mois. Ma déconvenue avait été d'autant plus vive que J.E.A. avait annoncé qu'il avait écrit ce livre, en fils de militaire et pour traduire l'importance de cette figure dans l'imaginaire de l'armée française. Là-dessus, il n'y avait pas contestation. L'ami de Laperrine et de Lyautey est indissociable de cette armée, y compris dans la période la plus religieusement acétique. J'aime cet épisode repris par Christophe Mory dans son essai (chez Pygmalion). En 1908, l'ermite est à bout de force, il ne peut plus se lever, affaibli par ses privations. Les Touaregs tentent vainement de lui rendre ses forces. C'est alors que Laperrine lui envoie une caravane de vivres : des fruits, du lait concentré, du vin avec un mot : "La pénitence allant au suicide progressif n'est pas admise". Beau signe d'amitié et de fraternité.

Que c'était bien qu'il y ait des Touaregs au premier rang de Saint-Pierre à la cérémonie de béatification. Comme il y avait des militaires, 200 personnes de la famille, celle des frères et sœurs en religion. J'ai apprécié les Touaregs comme garants d'une mémoire de l'homme de Dieu chez ce peuple fier.

Je n'ai pu m'empêcher d'avaler en une petite soirée le dernier Jacques Duquesne, ne serait-ce que pour alimenter un projet qui me trotte dans la tête depuis quelques années et pouvant s'intituler "Un nouveau théologien, monsieur Jacques Duquesnes" comme Péguy avait composé un de ses cahiers de la quinzaine : un nouveau théologien, monsieur Fernand Laudet...

17 novembre

Coup de téléphone inopiné à Marguerite Castillon du Perron qui a écrit la grande biographie de référence sur Charles de Foucauld. J'avais plusieurs questions à lui poser, notamment sur quelques jugements émis par Christophe Mory. Tout d'abord Marie de Bondy, la cousine tant aimée. Oui, il est vrai que Charles qui avait huit ans de moins qu'elle, l'a profondément aimée. Et cet amour est sans doute à l'origine de sa conversion, car il a reconnu en elle la femme qui pouvait le délivrer de sa vie de débauches. Sur ce dernier point, a-t-on vraiment exagéré, comme le prétend Mory du moins sur son commerce avec les femmes ? Marguerite Castillon du Perron n'est pas du tout d'accord. La frénésie sensuelle de l'officier était sans limites et ne s'en reconnaissait d'ailleurs pas. Elle me confirmerait même plutôt une hypothèse qu'on m'avait livrée sur une des causes du retard du procès de béatification et qui concerne cette vie qu'il a abandonnée pour un radical changement de comportement. Mais je ne veux pas m'attarder là-dessus. Il vaut mieux renvoyer à cette grande biographie qui n'a pas été dépassée (Grasset, 1982).

18 novembre

Jacques Duquesne se montre décidément plus que jamais téméraire à prétendre que le problème des théologiens d'aujourd'hui serait de chercher à se débarrasser de la doctrine du péché originel. Tout montre, au contraire, qu'il est impossible de l'évacuer et que lorsqu'on croit lui avoir définitivement (et scientifiquement) réglé son compte, elle réapparaît avec une intensité torrentielle. Même si certaines formulations augustiniennes sont récusées, le génie d'Augustin l'érige en interlocuteur inévitable à tous les siècles, et singulièrement au nôtre. Tout simplement parce qu'il est l'interprète d'une situation existentielle universelle : notre solidarité dans la mort et dans la culpabilité. Le nœud de la doctrine, que Duquesne élude soigneusement, se rapporte au lien causal d'une situation de déséquilibre intérieur avec la brisure de la relation avec Dieu.

Notre essayiste est en droit de poser toutes les objections possibles -et il y en a à foison- à l'encontre de la"doctrine", mais il n'est, en aucun cas, moralement autorisé à évacuer la question du péché et de la Rédemption.

19 novembre

J'en ai marre qu'on me serine régulièrement le couplet sur la"culpabilisation judéo-chrétienne". Car ma conviction est que les gens n'ont jamais été aussi culpabilisés que depuis qu'ils sont (prétendument) émancipés de tout héritage religieux. La pensée biblique n'est pas bêtement culpabilisatrice, elle clarifie la question de notre responsabilité. Rien n'est pire que d'être privé de la faculté de reconnaître sa faute, quand elle réelle et non fantasmagorique. Cela me rappelle le roman d'Henrik Stangerup, cet écrivain danois aujourd'hui disparu, dont le titre dit tout : "L'homme qui voulait être coupable". Il a tué sa femme, il a la claire conscience de son crime, mais toute une armée de psys veut lui expliquer qu'en fait il n'est pas le véritable auteur du meurtre. Mais lui enlever sa responsabilité, c'est lui ôter sa liberté et son identité. C'est le désapproprier de lui-même.

Je sais bien qu'on en veut aussi à la notion de péché et donc de responsabilité devant Dieu et qu'on associe cela au Dieu justicier et même au Dieu vengeur. Mais dans la culture biblique et chrétienne, Dieu est notre recours pour être pardonné et sauvé. Avec lui, la faute perd son caractère purement"juridique"pour se rapporter à un ordre interpersonnel où la faute s'évalue en terme d'amour, un amour qui peut être blessé et parfois brisé. Mais la Rédemption est précisément la possibilité de repartir à neuf. Comme le chantait le Père Duval autrefois : "Tu as redonné à Madeleine un cœur de reine"...

La polémique rapportant la loi sur le couvre-feu aux événements de la guerre d'Algérie est, pour moi, irresponsable, voire criminelle. Elle rejoint la logique de la mauvaise conscience et plus encore celle de l'exacerbation des ressentiments. On érige en lutte inexpiable la relation des coupables"ontologiques"et des victimes perpétuelles. On explique aussi aux jeunes des banlieues qu'ils sont toujours considérés comme l'ennemi à abattre, comme l'étaient dans les années cinquante les rebelles à l'oppression coloniale. J'ai eu l'occasion d'argumenter sur le rapport direct qui existe entre une telle dialectique avec le matérialisme historique qui érigeait la violence en moteur de l'histoire. C'était bien la théorisation de la révolte de l'exploité contre l'exploiteur, de la victime contre son bourreau.

Je n'ai nullement l'intention de ramener l'histoire à des relations angéliques, mais je n'attends rien de bon de l'exploitation des ressentiments. Je ne méconnais nullement les situations d'injustice et ne m'y résigne certainement pas. Mais, pour moi, la politique consiste en la résolution des conflits par le haut. Et pour revenir à la polémique largement lancée par Le Monde, je prétends qu'il est gravissime de persuader les jeunes des banlieues que le gouvernement français les considère comme des ennemis à abattre. Je n'ai nulle envie de défendre inconditionnellement ce gouvernement et je n'ai pas apprécié que Nicolas Sarkozy joue, encore aujourd'hui, avec les mots qui tuent, comme ce"racaille". Car, même appliqué aux délinquants, ciblé pour eux, il est immédiatement étendu à l'ensemble des jeunes des quartiers. Il alimente malignement les malentendus et les équivoques. Il ne sert pas la pacification des esprits.

J'apprends par Marianne la sortie d'une nouvelle enquête de Pierre Péan consacrée à la tragédie rwandaise et qui semble remettre les choses en place tout d'abord à propos d'une prétendue culpabilité française dans l'effroyable génocide. L'origine de cette rumeur accusatrice est, semble-t-il, clairement montrée. J'avoue que je n'ai, personnellement, jamais vraiment compris ce qui s'était passé dans ce petit pays et que certaines accusations lancées contre les Pères Blancs ne m'avaient nullement convaincu. Ayant moi-même vécu dans une communauté de Père Blancs, ayant gardé une vive admiration pour leur dévouement à l'égard des populations, j'ai été bouleversé par les attaques dont ils étaient l'objet. J'ai toujours apprécié le travail minutieux de Pierre Péan et je nourris l'espoir de comprendre enfin ce qui s'est réellement passé en 1994 au cœur de l'Afrique. Comprendre aussi la fureur accusatrice de Golias et de son directeur Christian Terras.

Duquesne aussi se permet d'attaquer Jean-Paul II à propos du Rwanda où, selon lui, l'arrivée du Pape aurait pu arrêter le drame. Une confrontation de ses sources avec Péan ne manquera pas d'intérêt.

20 novembre

Congrès socialiste au Mans. J'ai admiré les performances de Fabius et de Hollande. Non sans quelque profond scepticisme sur le fond. La détermination véhémente des discours fait chaud au cœur des militants. Mais cela manque d'analyses générales sur le défi de l'économie mondialisée et du capitalisme complètement financiarisé.

J'ai suivi en observateur bienveillant une sorte d'assises du traditionalisme catholique, le programme et la liste des participants m'ayant intrigué. A l'heure de Benoît XVI, n'y a-t-il pas une redéfinition générale des positions ? Je dois noter cependant que manquaient à ces débats des représentants autorisés de la mouvance lefebvriste. La"dissidence"récente de cette mouvance était au centre de l'organisation avec l'aide de publications proches et de quelques figures des communautés"ralliées"à Rome. Certaines interventions m'ont touché, sans doute parce qu'elles comportaient des revendications justes ou parce qu'elles désignaient de vrais points sensibles. D'autres m'ont agacé parce que je les trouvais erronées sur le fond, non seulement lorsqu'elles prétendaient interpréter le Concile mais aussi lorsqu'elles voulaient proposer les thèses vraiment orthodoxes. Il y a encore du travail, beaucoup de travail pour qu'on parvienne à une entente plénière dans une Eglise réconciliée. Au moins la finale de ces assises m'aura-t-elle ému - bien au-delà de tout sentiment superficiel - par une affirmation non feinte d'humilité et de fidélité, qui pourrait se résumer dans cette formule : "Nous ne sommes pas l'Eglise, nous en sommes les fils".

22 novembre

Libération en grève contre une cinquantaine de suppressions de postes. C'est un signe alarmant, bien sûr. La presse quotidienne, dans son ensemble, ne va pas bien du tout. Mais pourquoi le sort de Libération m'importerait-il alors que toute une idéologie diffusée par ce journal m'est insupportable ? Néanmoins, je le lis avec attention, et souvent mieux que les autres journaux du jour. Certaines rubriques me retiennent. La dernière page-portrait m'est rarement indifférente. J'apprécie certaines plumes, notamment des pages littéraires. Et puis Libé, c'est un peu mon histoire, celle de ma génération (Serge July est mon exact contemporain) et même si je ne me suis très souvent défini contre la ligne et les obsessions de son équipe, il m'a toujours accompagné. Je note aussi que j'apprécie Libé lorsqu'il est incohérent avec lui-même, lorsqu'il est troublé, lorsqu'il se remet en question. J'aime aussi son parti pris de décrire les choses, avant de les juger.

24 novembre

J'ai relu plusieurs fois les propos d'Alain Finkielkraut au quotidien israélien Haaretz, repris par Le Monde d'hier avec un titre grinçant : "la voix très déviante..." Les propos sont dénoncés avec virulence ici ou là, et notamment ce soir sur I-télévision. Le ton monte et m'inquiète sérieusement. Alain Finkielkraut, dont le discours est toujours rationnel, argumenté et qui a toujours organisé des débats contradictoires avec la plus grande courtoisie est en passe de devenir"l'affreux"qu'on stigmatise pour extrémisme et, pire encore. J'ai entendu parler de "négrophobie". La pente est dangereuse. J'ose espérer qu'une franche explication permettra de stopper cette escalade verbale. Sinon, le climat risque d'être rapidement irrespirable.

Il est vrai que le ton de l'interview à Haaretz est rude, que notre philosophe dénonce"une révolte à caractère ethnico-religieux" et la haine antifrançaise "des Noirs", mettant directement en cause l'antisémitisme de Dieudonné et le dispositif intellectuel du ressentiment qui s'est développé à partir de l'anticolonialisme. Tous ces sujets sont devenus brûlants, de fait, et ce n'est pas de la responsabilité d'Alain Finkielkraut. A-t-il raison de se mettre en colère, au risque d'attiser des antagonismes plus que pernicieux ? J'ai trop d'estime intellectuelle et morale à son égard pour avoir la moindre envie de me mêler au lynchage que d'aucuns sont trop satisfaits d'organiser contre lui. Je souhaite qu'il tempère la forme de son discours, quitte à être encore plus incisif sur le fond. Car il n'a pas inventé les faits qu'il allègue et l'idéologie qui instaure la haine de la culture française (et plus généralement européenne).

C'est la brutalité de l'actualité qui a provoqué sa colère ainsi que la"compréhension compassionnelle"qui a entouré les émeutiers avec le leimotiv de la gauche ne cessant d'asséner que la seule explication de la crise est sociale et que le seul remède consisterait dans la lutte contre les discriminations. Ma réserve tiendrait dans une incertitude quant au caractère ethnico-religieux de la révolte. Est-il avéré ? Je ne suis pas assez sur le terrain et ne dispose pas des informations nécessaires pour me faire une opinion complètement fondée. Par ailleurs, on ne peut tenir pour rien l'attitude des organisateurs musulmans interdisant aux jeunes musulmans toute participation aux émeutes.

"L'antiracisme sera au XXIe siècle ce que fut le communisme au XXe siècle". Là encore le propos est rude, mais avant de s'indigner, il convient de le déchiffrer. Pour ma part, j'ai plusieurs fois esquissé le rapprochement entre le ressentiment victimaire d'un certain antiracisme et le dispositif inhérent au matérialisme historique sur la dynamique de la lutte des classes, et donc implicitement sur le ressentiment des "exploités".

26 novembre

Peu s'en faut qu'un lynchage généralisé ne se soit spontanément organisé contre Alain Finkielkraut. Heureusement, il lui est permis de s'expliquer en divers lieux, comme le Monde de cet après-midi, mais le quotidien donne en même temps echo à de nouvelles attaques contre le philosophe. Il me semble que nous assistons à une entreprise de diqualification d'un homme dont le propre est de prendre toujours de la distance par rapport aux opinions toutes faites, aux jugements faciles et généralement au conformisme du moment. Le secrétaire général du M.R.A.P. le déclare sans ambages : M. Finkielkraut n'a plus de crédibilité. En d'autres termes, M.F. est hors respectabilité, il est désormais inaudible et nous ferons en sorte qu'il ne soit plus écouté. Curieuses mœurs que celles qui consistent à faire taire celui avec qui on est en désaccord, alors que lui-même n'a jamais déserté le terrain de la discussion ouverte.

Je note aussi que l'intéressé apporte des précisions utiles sur son intervention dans Haaretz et récuse notamment l'expression sauvages qui lui a été prêtée : Ce mot ne fait pas partie de mon vocabulaire.

Tout cela est quand même inquiétant. Je ne veux pas professer le pessimisme par principe, mais comment ne pas s'interroger sur les conséquences d'une division du pays en communautarismes ethniques de plus en plus organisés, s'identifiant à des mémoires antagonistes et vindicatives ? Je ne veux pas faire l'hypothèse du pire, car il me semble que tout n'est pas bouclé avec une francitude qui pourrait être un dénominateur encore solide.

Un bloc note de Didier Van Cauwelaert dans Libération reparu relance l'énigme du suaire de Turin là où on ne l'attendait vraiment pas. J'avais vu une fois l'écrivain s'expliquer sur K.T.O. à propos de ce sujet, avec une virtuosité qui m'avait épaté. Il vient de publier un livre là-dessus que je lirai sûrement. Il me paraît ridiculiser les pitoyables arguties de Sciences et Vie.

30 novembre

Hier, j'ai pu rencontrer longuement Martin Mosebach, dont j'avais parlé dans ce journal après avoir lu, avec beaucoup d'intérêt son livre sur la liturgie. Ce romancier allemand, qui habite à Francfort sur le Main est extrêmement connu dans son pays. Mais nullement comme catholique à la Bernanos ou à la Mauriac. Aussi son intervention sur ce terrain a produit une énorme surprise et un intérêt partagé par croyants et non croyants, catholiques et protestants. Invité au Katholikentag, il put s'y exprimer librement face à un public qui ne lui était pas gagné. Hans Küng était présent. J'ignore, d'ailleurs, s'il a réagit sur le moment. J'observe seulement qu'on a donné la parole à un personnage hors-normes, qui exprime des opinions réputées insupportables (réactionnaires). Serait-on aussi "libéral" et magnanime en France ? Les non croyants ont été frappés par la nature anthropologique de la critique de Martin Mosebach qui met en évidence une rupture symbolique de très grande ampleur. Là où on était invité à entrer dans le mystère et à se dépouiller de soi pour se mettre en radicale disponibilité, s'est subsituée une assemblée "chaleureuse" qui prend la parole, prend possession de l'espace et de l'action litugique, rend complètement manifeste et mondain ce qui était à part et ne pouvait être complètement dévoilé.

J'avais confié à ces pages mon trouble, parce qu'à l'évidence il y avait une vérité singulière à prendre en considération dans ce témoignage innatendu. Etant moi-même adepte plutôt tranquille de la "liturgie conciliaire" et nullement inquiet d'une éventuelle déviation théologique de la messe, j'étais quand même disposé à comprendre ce langage, ne serait-ce que par mon attachement à la richesse de la Tradition. Je n'ai jamais admis un certain iconoclasme post-conciliaire et comme le cardinal Joseph Ratzinger je trouvais insupportable qu'on ait voulu interdire le rite ancien. Ce que M. Mosebach évoque d'une dureté psychologique et morale opposée par certains clercs aux récriminations traditionalites me touche douloureusement, parce que, de fait, il correspond à une mentalité tyrannique, une fermeture d'esprit et de cœur à un ordre de raisons et de sentiments interdit, ostracisé. On m'opposera une autre fermeture symétrique et une étroitesse théologique liée à une incompréhension parfois rédhibitoire de la substance doctrinale de Vatican II. C'est incontestatble, mais cela justifait-il cette incommunicabilité qui rendait irrémédiables les ruptures ?

Martin Mosebach a été très sensible à la réaction que j'ai exprimée. D'où cette rencontre d'hier organisée par un de ses traducteurs, Stéphen de Petiville et qui d'abord prévue comme un échange privé et amical s'est transformée en débat devant micro dans les bureaux de l'Homme Nouveau. J'étais en route vers "la Coupole" à Montparnasse, quand, par téléphone, il me fut proposé de modifier mon itinéraire afin de participer à une discussion qui serait retranscrite dans les colonnes du bimensuel. Je ne pouvais me dérober à pareille intervention, si bien que pendant presque deux heures, nous avons échangé, Monsieur Mosebach et moi avec la plus grande franchise débordant du cadre liturgique pour aborder la question du concile, celle des courants théologiques qui l'avaient préparé mais aussi la théologie de l'eucharistie et les précisions nécessaires à la notion de sacrifice. Je crois que nous sommes parvenus à un accord de fond intéressant. Certes, nous avons des différences, la principale étant que je ne me suis jamais situé dans une dissidence traditionaliste (même morale) et que je ne puis me situer que comme laïc fidèle à son Eglise. Je reprends volontiers à mon compte l'expression du cardinal Ratzinger sur une réforme de la réforme, mais elle n'est concevable que dans le cadre disciplinaire et doctrinal dont la hiérarchie est garante. Je dis cela un peu rapidement, car j'ignore si Martin Mosebach est dans la situation de nos traditionalistes à nous. Peut-être est-il et a-t-il toujours été -c'est infiniment probable- contestataire fidèle...

Hier, au Parlement, discussions vives à propos des "aspects positifs de la colonisation". Réaction outrée de Libération ce matin où, Gérard Dupuy signe un éditorial d'une rare acrimonie. Sur le fond, je pense évidemment que les historiens doivent garder une entière liberté de recherche et d'expression. Mais cette liberté n'est-elle pas encadrée aujourd'hui, ne serait-ce comme libé le reconnaît loyalement que par l'interdit jeté sur le révisionisme concernant la Shoah ? Par ailleurs, on serait plus convaincu de la légitimité de la cause des historiens si le climat actuel n'était grevé de règlements de compte et de surenchères où les mémoires s'opposent frontalement et où les divers camps se ressourcent pour mieux assurer leur identité, sous forme de désignation du persécuteur.

Autre marque d'honnêteté de libé, la mention du procès dont est l'objet l'historien des traites négrières, Olivier Pétré Grenouilleau. Ce dernier, chercheur sérieux, incontestable, n'a que le tort de ne pas justifier un point de vue unilatéral sur le sujet, point de vue qui fonde idéologiquement le ressentiment ethnico-culturel. Gérard Dupuy aurait pu trouver matière, avec cette affaire, à un éditorial aussi vengeur. Mais en a-t-il l'envie, et sa répulsion native à l'égard des "franchouillards de droite" ne se trouve-t-elle pas désarmée par la plainte des victimaires de gauche ? Gérard Dupuy s'exprime en partisan, soucieux de tuer moralement l'adversaire. Curieuse morale et curieuse équité du vengeur !