Journal - Mai 2005

Gérard leclerc et le cardinal Ratzinger à la nonciature à Paris


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1er mai

Rétrospectivement, ces dernières semaines ont été si fortes que j'en suis un peu sonné. Pas du tout à la façon de mes amis "cathos de gauche" qui n'en finissent pas d'accuser "le choc". Mais par une sorte d'évidence. C'est "lui" qui devait prendre la succession. Sa "maitrise" intellectuelle de la situation le plaçait très au-dessus des "candidats" possibles. Tout ce que j'ai relu de lui, ces derniers jours, montre -si d'ailleurs c'était encore à prouver sa "primauté" d'esprit. Et pourtant, j'étais incrédule. Incrédule face aussi à l'évidence de sa visibilité durant le deuil. Ce n'était pas faute de sympathie ou d'empathie à son égard, bien au contraire !

Peut-être que ceux qui ne disposaient pas d'une telle connivence étaient plus libres que moi pour admettre l'évidence ?

Hier matin, une émission de radio dirigée, animée par des amis, avec des gens que j'estime. Je tourne le bouton. J'en ai assez. Ça me semble dérisoire, complètement à côté. Il arrive que des intellectuels de grande pointure s'aveuglent, imbus d'un savoir qui s'interpose face à une réalité qui leur est étrangement muette. Les analyses de médiologie -Dieu sait pourtant si j'ai toujours considéré avec intérêt les travaux de Régis Debray- me semblent s'enfermer dans un cercle absurde, où la médiologie ne voit plus que la médiologie.

Et puis j'ai avalé l'essai de Kundera Le Rideau à propos du roman et j'ai entrevu qu'un romancier aurait pu comprendre tout cela infiniment mieux que tous les médiologues, sociologues et intellectuels du monde. Un titre est possible : Le piano du pape. Tout pourrait commencer par une petite histoire, presqu'un gag. C'est l'histoire d'un cardinal qui jouait tous les jours du Mozart sur son piano. Hélas, devenu pape il ne put emmener le précieux instrument jusqu'en haut du palais pontifical. Celui-ci ne pouvait en franchir les portes et les fenêtres...

3 mai

Pour me distraire un peu de mes soucis et de mes lectures habituelles, j'ouvre le livre de Bernard Lecomte Paris n'est pas la France et j'en suis ahuri. Certes, on se doute qu'il y a toujours du Courteline dans la moindre de nos administrations. Mais, à ce point ! C'est ubuesque. Et le pire, c'est l'ensemble du tableau d'une région comme la Bourgogne, qu'on imaginerait belle et riche avec son patrimoine d'art et d'histoire. De quoi vous ficher un coup au moral. (Jean-Claude Lattès)

Autre livre reçu : le dernier d'Emile Poulat qui est une sorte de recueil ordonné d'études composées à diverses occasions, notamment des colloques. J'ai été droit aux chapitres concernant des personnages "qui me parlent", parce qu'ils s'insèrent dans un passé qui m'est familier. Mais je doute que nous soyons nombreux dans ce cas. Qui connaît aujourd'hui le père Maydieu ou l'abbé Boulier ? J'ai rencontré ce dernier à la fin de sa vie. J'avais d'ailleurs confié mon souvenir à Emile Poulat, qui en échange, m'avait livré des images fortes. Boulier était un extraordinaire orateur de masse, supérieur à Thorez, soulevant la foule du Vel d'hiv, au point d'inquiéter les dirigeants du parti ! Je me souviens, moi, d'une toute autre intervention de cet "abbé rouge", puisqu'il s'adressait (il y a trente ans, trente-trois ans ?) aux congressistes des "Silencieux de l'Eglise" dans la cathédrale de Strasbourg.

Avec Emile Poulat, c'est toujours du sérieux, des informations sûres, des réflexions aigües que je ne peux m'empêcher d'opposer aux approximations péremptoires que j'entends ici ou là à propos du nouveau pape. J'entends parler de "doctrinaire" sans autres formes de procès par des gens qui n'ont aucune idée de l'homme, de sa pensée, de sa vie. L'étiquette collée, on n'en démord pas et on ne veut pas entendre d'avis différents, fut-il motivé par une connaissance précise de la personne. J'ai même entendu mieux dans la bouche d'un commentateur qui puisait son savoir dans les pratiques nationales footbalistiques (sic). Après le Polonais nous allions avoir un Allemand qui forcément "bétonnera" à la manière des arbitres d'Outre-Rhin. Voilà comment on pratique le commentaire dans les médias "branchés". (Berg international)

4 mai

Un peu déçu par le texte d'Habermas dans Le Nouvel Observateur de ce matin. Rien que l'argumentation habituelle connue et ressassée des partisans du oui. Mais il est vrai qu'il est vain d'attendre des arguments nouveaux de la part des protagonistes du débat actuel. Pour ma part, je n'ai pas l'intention d'intervenir dans cette campagne, en tant que journaliste éditorialiste. Pour un motif déontologique. Habitué à commenter les évènements souvent d'un point de vue théologique, je craindrais de ne pas laisser à mes lecteurs l'indépendance à laquelle ils ont droit dans le domaine civique. C'est mon choix. Je ne critique pas ceux des autres. Mais je ne me prèterai à aucune maneuvre de style néo-clérical.

Franz-Olivier Giesbert m'invite à son émission Culture et dépendances sur un sujet plutôt redoutable : les religions et les femmes. De mon point de vue, je sens ce que j'ai envie de dire, notamment en présence de Sylviane Agacinski dont j'ai lu le livre et discuté déjà les thèmes. Mais pourrai-je intervenir sur les autres religions ? Ce n'est pas du tout évident.

5 mai

Hier soir, rude explication à l'émission de FOG, justement, à propos de deux pétitions bien caractéristiques du malaise social. Celles dénonçant "le racisme anti-français" signée par des gens qui sont souvent mes amis : Alain Finkielkraut, Jacques Julliard, Pierre-André Taguieff et celle des "indigènes" signée par Tarik Ramadan et l'historien Lecour-Grandmaison, un nom qui résonne curieusement dans ma tête. Suis-je trop optimiste ? J'ai cru, à la fin de l'émission, que la discussion avait été utile par sa vertu cathartique. Tout le monde avait pu dire ce qu'il avait sur le cœur mais paraissait avoir pris conscience du péril des névroses victimaires, celles qui exacerbent les ethnicismes.

Alain Finkielkraut a eu le dernier mot en osant parler de l'amour de la France comme foyer d'unité nécessaire et adhésion à une histoire et à un patrimoine, même lorsque par ses propres origines on n'est pas disposé à les faire siens. Citant implicitement Marc Bloch, il s'est référé au sacre de Reims. Pas d'objections ? Elles ne se sont pas déclarées en tout cas.

Cet heureux dénouement était d'autant plus impressionnant qu'on avait senti plus d'une fois l'abîme s'ouvrir, celui du ressentiment sans fin, ravivé par la haine d'un Occident ontologiquement coupable : de la traite des noirs, du colonialisme à visée explicitement exterminationiste (Lecour-Grandmaison). Elisabeth Lévy était intervenue au bon moment pour rappeler à la complexité historique. Il n'y eut pas une seule traite organisée par les seuls européens, mais trois (celle-ci à destination des Amériques mais aussi une traite inter-africaine et une troisième d'initiative musulmane.)...

La revue Immédiatement poursuit sa carrière sur le net, ce qui nous donne l'agréable possibilité de renouer avec son équipe, jeune et talentueuse. Avec aussi le rare plaisir de retrouver Philippe Muray ! Son "papier" intitulé "Dieu merci" est de premier ordre, comme toujours, mais en plus il défend directement, ici la foi chrétienne. Exactitude, justesse, j'admire des mots qui tombent comme au bon endroit, désignant ce qu'il faut désigner. Et notamment les derniers imposteurs ou rigolos qu'il aligne, du style Onfray. C'est comme celà !

6 mai

Muray, encore, qui ne rate pas non plus Vattimo, qu'il ne nomme pas mais dont il démonte la sophistique avec sa lucidité habituelle. Il n'aime pas le film de Gibson, mais ses raisons sont nettement supérieures à celles qui se sont déversées en masse, il y a un an. Ses raisons de ne pas aimer les fadaises de notre Italien sont à mon sens lumineuses. Quel rôle veut-on faire jouer à un christianisme recyclé à la post-modernité, sinon celui "de faire double emploi avec ce qu'il y a de plus soumis, de plus humanitaire, de plus entartuffé dans le monde d'aujourd'hui". Suit une virulent attaque contre le protestantisme qualifié "d'intégrisme hygiéniste". On me dira que l'esprit œcuménique ne trouble guère Philippe Muray. Mais si l'œcuménisme consiste à pratiquer la soumission aux fadaises du temps, alors oui, mille fois oui à cette indépendance farouche qui permet d'appeler un chat un chat. Bloy, Bernanos, Claudel - et bien d'autres avec eux - seraient aujourd'hui interdits de parole pour allergie radicale à l'intégrisme hygiéniste. Quant aux protestants vraiment accrochés à la parole de Dieu je doute de leur adhésion à cette idéologie de la soumission. Karl Barth à notre secours ?

Les éditions du Cerf m'ont adressé trois ouvrages : deux du cardinal Ratzinger (dont la réédition de l'excellent Sel de la terre) et un essai que je connaissais déjà sur la pensée du cardinal (il date de 1987). L'auteur de cet essai est, en fait, un contradicteur virulent qui veut démontrer que Ratzinger est du côté de l'ancienne théologie, celle qui n'aurait plus cours aujourd'hui ("la théologie contemporaine pense autrement").

Il y a quelque chose de terroriste dans cette façon de présenter la théologie : celle d'hier qui donc n'aurait plus cours et celle d'aujourd'hui qui, de facto, s'imposerait.

7 mai

Entretien de Marcel Gauchet avec Elisabeth Lévy dans le Figaro Magazine. Intéressant et où je trouve, enfin, l'analyse juste du phénomène médiatique et émotionnel autour de la mort de Jean-Paul II. Je retiens donc :

  1. Ce qui est propre au système de résonnance médiatique, le recyclage de la fonction pontificale en image de la morale sulpicienne conforme : "L'amoralisme prétendu de la tribu médiatique dissimule un moralisme déchaîné et parfaitement conventionnel, bien que certaines équations aient changé [...] toutes les grandes questions peuvent-être traitées par la morale : voilà l'article important du dogme." Très bien vu. Philippe Muray a sa formule pour désigner cette bien-pensance moralisante, l'Empire du bien que l'on peut d'ailleurs associer à l'intégrisme hygiéniste du même (voir plus haut).

  2. L'écho identitaire de l'évènement. Les médias ont transmis une mémoire historique qui leur échappait, mais à laquelle s'identifiaient beaucoup de personnes recouvrant leurs repères patrimoniaux, même indépendamment de toute adhésion de foi.

  3. La nécessité d'une nouvelle visibilité du religieux qui laisse intacte la séparation opérée par la laïcisation de l'Etat et de la société. Le politique a besoin de s'associer à une transcendance et la société elle-même "a besoin d'une âme".

Ce troisième point n'est pas tout à fait nouveau dans la pensée de Marcel Gauchet, mais il me paraît prendre plus d'ampleur. Il ne s'agit pas d'un réenchantement du monde mais d'un repositionnement du religieux comme instance de sens. Et c'est plus qu'un "supplément d'âme" qui est requis.

Je note que le cas Onfray n'impressionne pas plus Gauchet que Muray. "Nietzscheisme de terminale", "groupe hétéroclite qui comprend aussi bien le vieillard rescapé de la Troisième République que le jeune boutonneux qui découvre les joies du dégommage d'idoles" (il s'agit des 150 000 lecteurs d'Onfray). Voilà qui me ramène au texte de Muray dans Immédiatement sur "l'athée joyeux" : "Il ne voit pas que le plat sanglot de son style ne trahit que le ressentiment et l'esprit de vengeance qui sont à l'œuvre derrière son enthousiasme athée joyeusement païen et laborieusement incroyant."

Ce matin, Alain Finkielkraut recevait Jean Baudrillard. Je n'ai pu suivre qu'une partie de l'émission, satisfait de comprendre qu'en somme j'avais raison de comprendre Baudrillard comme je le fais habituellement, c'est à dire comme un décrypteur souvent génial, parfois aventureux, des signes d'un temps souvent très moche. Au passage, j'ai goûté la parfaite adhésion d'Alain Finkielkraut et de Jean Baudrillard à la pensée de Joseph Ratzinger, pas surpris qu'ils se félicitent que nous héritions d'un tel pape.

Je reviens un instant sur le livre polémique de Jacques Rollet contre le cardinal Ratzinger. Il y a quelque chose d'indu dans la présentation unilatérale d'une théologie moderne contre laquelle s'inscrirait le Ratzinger (deuxième mouture). La théologie moderne ce n'est pas "un camp", c'est beaucoup plus large. Le courant représenté par un Balthasar est aussi "moderne" que celui d'un Rahner. D'ailleurs, même à propos de Rahner il y aurait beaucoup à dire. Je ne suis pas sûr du tout qu'il aurait accepté une telle dichotomie et le tout dernier me semble avoir été très en réaction contre la mouvance où on voudrait le fondre. Il est de plus abusif d'opérer une scission absolue entre un avant et un après comme si l'un et l'autre n'étaient pas en tension solidaire, ne continuaient pas à s'interpeller.

Je m'aperçois, non sans remords, que j'ai laissé passer la mort de Don Luigi Giussani, sans réagir par un quelconque article ni même par une mention dans ce journal. C'est en rangeant des papiers que je suis tombé sur un numéro de Traces, la revue de Communion et Libération, consacré au souvenir du fondateur. L'évènement ne m'avait nullement échappé sur le moment, mais je n'ai pas eu l'occasion de m'exprimer. Au demeurant, la maladie de Jean-Paul II a pris le dessus très vite. Cela ne m'empêche pas aujourd'hui de lire avec un vif sentiment de sympathie et de reconnaissance les divers témoignages publiés par Traces, à commencer par celui du Saint Père (une lettre autographe en date du 22 février), celui du cardinal Ratzinger qui présidait la cérémonie des obsèques, sans oublier l'intervention de l'actuel cardinal de Milan, Mgr Tettamanzi et la lettre de son prédecesseur, le cardinal Martini.

Balthasar lors de notre visite à Bâle (avec Philippe Delaroche) nous avait parlé avec beaucoup d'amitié de Don Luigi. Et je garde une grande admiration pour le mouvement Communion et Libération et ses réalisations. J'estime beaucoup son responsable à Paris, Silvio Guerra. Laissons pour le moment tous les souvenirs heureux de rencontre avec le mouvement en Italie, pour nous concentrer sur cette figure pionnière. Le renouveau, le dynamisme, l'Eglise vivante, c'est Don Luigi qui en a été le promoteur !

8 mai

Le modeste défilé de ma petite ville de banlieue me rappelle que nous sommes le 8 mai ! C'est le moment de se souvenir de tous ceux qui ont souffert, bien sûr, mais aussi de ceux qui se sont battus pour juguler puis détruire le monstre hitlerien. Je suis parfois irrité, sinon exaspéré, par des pauses moralistes par rapport à ce passé de la part de gens qui, sur le terrain de la vertu, de la conscience, en remontreraient aux gens qui ont la supériorité sur eux de ne pas s'être contentés de mots. J'entendais l'autre jour un collègue expliquer que Jacques Chirac s'était montré "moderne", à l'encontre de Charles de Gaulle et de François Mitterrand qui n'avaient jamais voulu admettre la responsabilité française dans la déportation des juifs de France. Mais l'un et l'autre qui s'étaient effectivement battu contre le nazisme avaient quelques droits à se prévaloir d'une France résistante !

Pour préparer l'émission de Franz-Olivier Giesbert, je lis les ouvrages des autres participants. Ainsi "Ni putes, ni soumises" de Fadela Amara. J'avais suivi la marche de ce mouvement et ses prises de parole avec intérêt et sympathie. Je ne suis pas toujours d'accord avec les idées et les références, mais j'apprécie souvent une démarche concrète qui dépasse les catégories idéologiques et cherche à créer un consensus pragmatique sur les solutions à trouver.

13 mai

Hier, après-midi bien remplie. Tout d'abord, c'est la catastrophe. Je suis parti trop tard de chez moi, et avec le système des correspondances de RER, j'arrive à 14h15 ! (Une heure après le R.D.V. indiqué). Tout le monde m'attend. Les collaborateurs de Franz-Olivier Giesbert sont affolés. Je suis guetté dès les escaliers de France Télévision par une jeune femme qui m'explique qu'elle a au moins appelé dix fois mon portable. -Pas de maquillage me dit F.O.G., on va directement sur le plateau. Si, quand même !... Le débat démarre avec Sylviane Agacinski qui présente la thèse essentielle de sa "métaphysique des sexes". Je suis prié de lui répondre. Je commence par lui reconnaître ses grands mérites et l'intérêt que j'ai pris à lire ce travail. Mais il me faut répondre sur le fond. J'allègue, tout d'abord, les évangiles que la thèse ignore, et qui pourtant sont au cœur de la question, avec l'attitude "révolutionnaire" de Jésus par rapport aux femmes. Je rappelle la Samaritaine, la femme adultère. A propos de Saint Paul, j'essaie -ce qui n'est pas du tout commode- de marquer une différence avec l'interprétation unilatérale de Sylviane Agacinski. Les textes qu'elle cite à bon droit me paraissent plus embarrassés voire emberlificotés qu'elle le dit. Paul est peut-être moins libre à l'égard des préjugés et des coutumes de la société de son temps que Jésus, et il tente de justifier "l'ordre établi", en dépit de sa fameuse déclaration de principe, dans l'épître aux Galates : "Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : il n'y ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus."

Me suis-je bien fait comprendre ? Difficile de le dire, d'autant qu'il faut être un peu au courant du sujet et des possibilités d'exégèses des textes. J'ai poursuivi en indiquant une façon de sortir de l'impasse anti-féminine, en exposant en quoi consistait l'originalité du mariage chrétien, de type consensuel. C'était un peu éprouvant, car F.O.G. voulait que je réponde sur le champ à son objection à propos de la non accession des femmes au sacerdoce. Il fallait d'abord que j'aille au bout de ma démonstration, devant une Sylviane Agacinski évidemment réticente. Ai-je été bon -seulement audible- lorsque j'ai esquissé la théorie des deux charismes, pétrinien et marial, ce dernier conférant aux femmes une mission éminente, voire prépondérante, dans la communauté de foi ? C'était peut-être encore plus difficile de montrer qu'en notre temps l'influence spirituelle et mystique des femmes est plus qu'essentielle : Thérèse de Lisieux, Edith Stein, Elisabeth de la Trinité. Le plus grand théologien catholique du XXe siècle, Hans Urs von Balthasar, n'a mené son œuvre à terme que grâce à l'expérience mystique d'Adrienne von Speyr.

Malheureusement, le débat à tourné court par la suite. J'aurais aimé répondre à Sylviane Agacinski sur plusieurs points : la chair, la procréation, la théorie de certains Pères Grecs sur la sexualité absente avant le pèché, non reprise par Saint Augustin etc. Mais je n'ai pu, l'essentiel de la discussion revenant alors à une bouillante explication sur l'islam et les femmes, le voile, la laïcité, entre des interlocuteurs musulmans. J'étais placé entre Malika Mokeddem, très talentueuse -j'ai lu avec beaucoup d'intérêt et quelque admiration- son dernier récit (Mes hommes, Grasset)- et Fadela Amara, la courageuse fondatrice de "Ni putes ni soumises". Témoin muet d'un échange nourri d'arguments pas toujours explicites et d'accusations mutuelles, je ne possédais pas toutes les clés d'interprétation, n'ayant pas lu les livres d'un des opposants, un jeune musulman dont on m'a indiqué par la suite qu'il était un disciple direct de Tarik Ramadan. Nul doute que Malika et Fadela ne soient de sacrées "petites bonnes femmes", dignes d'estime et plus encore. Elles ont pris -l'une et l'autre- leur destin en main, bien que de façons très différentes : Malika s'affirme athée, sans être intolérante à l'égard des croyants. Fadela est, très ouvertement, croyante et pratiquante.

J'ai quitté l'immeuble de France Télévision pour une longue promenade le long de la Seine de rue François Ier, chez les pères assomptionnistes, tout près de l'immeuble de Bayard, celui de la Croix et autres publications du groupe. J'étais invité pour un autre débat par Michel Kubler (rédacteur en chef religieux du quotidien catholique). Nous étions trois à nous exprimer sur l'élection du nouveau pape. Monique Hébrard, une collègue bien connue, a commencé sur un ton assez grinçant, rappellant quelques grosses colères à propos du cardinal Ratzinger. Elle est devenue plus positive par la suite, citant des textes de Benoît XVI qu'elle approuvait et où elle se reconnaissait. Jean-Louis Schlegel s'est montré particulièrement intéressé et même confiant, en dépit de réelles préventions à l'égard d'un pape dont il admire énormément l'intelligence, la culture et aussi les facultés de compréhension à l'égard de l'Autre, fut-il son opposé. Au total, j'ai trouvé l'échange fructueux, avec ses prolongements dans la salle très attentive.

Je lis beaucoup de textes du cardinal Ratzinger. J'ai ainsi relu cette nuit et ce matin très tôt son court récit autobiographique Ma vie qui m'a subjugué. Cette vie est tellement significative, par son insertion dans l'histoire -la guerre, l'Allemagne d'après guerre, le concile Vatican II. Elle est, d'évidence, prédestinée. Les toutes dernières pages sont saisissantes. Un peu comme Karol Wojtyla -celui qui évoquait le célèbre roman Quo Vadis ? qui rappelle le souvenir de Pierre allant par ordre du Seigneur là où il ne voulait pas aller- Joseph Ratzinger, tel l'ours de Saint Corbinien, se retrouve chargé d'un poids pour lequel il n'avait pas été préparé et qu'il était même tenté de refuser de toutes ses forces. Les dernières lignes le décrivent conduit dans la ville éternelle : "Quant à moi j'ai, entre-temps, fait mes valises pour Rome et depuis longtemps je marche, mes valises à la main, dans les rues de la ville éternelle. J'ignore quand on me donnera congé, mais je sais que cela vaut pour moi aussi : Je suis devenu ta bête de somme ; et c'est justement ce que je suis auprès de Toi"

Ces propos se comprennent à la lumière de Saint Augustin méditant sur un verset du psaume 72, et déplorant, lui aussi, de supporter une charge qui l'empêche de s'adonner aux travaux intellectuels qui correspondent à sa vocation la plus profonde. Ainsi Joseph Ratzinger déconcerté, voire destabilisé par sa nomination comme archevêque de Munich. Contraint ensuite d'abandonner sa chère Bavière pour Rome, en espérant qu'on le laissera libre un jour d'y retourner, comme l'ours de Corbinien libéré après son périple jusqu'à cette même ville. On songe évidemment à ce qui lui est tombé sur le dos depuis trois semaines ! Je trouve cela saisissant et éclairant sur les "manières" de la Providence.

Je suis engagé parallèlement dans la lecture d'un des ouvrages majeurs de Ratzinger, La foi chrétienne hier et aujourd'hui dont j'ai, d'ailleurs, reçu aujourd'hui la nouvelle édition dans un format plus grand et avec une couverture flamboyante (au Cerf). Edité à Munich pour la première fois en 1968, il a été traduit en une multitude de langues et correspond bien au charisme du théologien : son ouverture d'esprit curieux de tous les apports et éclairages, mais aussi sa perception vraiment surnaturelle de la Révélation. La Révélation c'est, d'abord et avant tout, "l'acte par lequel Dieu se révèle" et donc accède jusqu'à nous, qui loin d'être passifs dans notre réception employons toutes nos ressources à l'intégrer et à la vivre. Son premier grand travail qui concernait Saint Bonaventure avait appris cela au futur pape. La Révélation est toujours en acte. Elle ne saurait se figer dans un "résultat objectivé". Certes les formules dogmatiques sont nécessaires, indispensables. Mais elles constituent une aide dans la perception dynamique de la Parole de Dieu. Rien ne me paraît plus significatif d'une pensée, mais aussi d'une pensée commune (de Lubac, Balthasar etc) dont Vatican II reçut l'empreinte, notamment dans sa Constitution, essentielle, Dei Verbum.

Sur ce sujet, il y a aussi dans Ma vie des renseignements extrêmement précieux qui mettent à mal une certaine légende de Vatican II. Le travail réalisé au Concile ne se résume pas au résultat de l'opposition entre deux tendances (une Majorité et une Minorité). Il est beaucoup plus subtil que ça. Il trace souvent une autre voie au milieu d'oppositions doctrinales. Voie qui, en des cas majeurs, exclut la position considérée sur le moment comme "progressiste". Ratzinger le montre, avec beaucoup de clarté, sur la question centrale de la Révélation et de la Parole de Dieu. Ce ne sont pas les spécialistes -es sciences exégétiques par exemple- qui ont le dernier mot, mais la communauté de foi qui reçoit et médite cette Parole.

17 mai

George Weigel est l'auteur de la biographie de référence sur Jean-Paul II, traduite en français et publiée par les éditions Jean-Claude Lattès. Mais cet universitaire est également essayiste. Dans Le cube et la cathédrale (La Table ronde), il analyse la question européenne avec une vigueur qui n'est pas si commune, du moins chez les catholiques européens. En tant que catholique américain, il est dépourvu de toute pudeur "laïciste". Ce qui lui permet de désigner la christophobie de notre continent et d'y reconnaître la cause première d'une faiblesse morale qui délite toute une civilisation de l'intérieur. Le suicide démographique européen est en lien direct avec l'abandon nihiliste de ce qui faisait le ressort spirituel de nos sociétés. Weigel nous oblige à reconsidérer notre situation de continent qu'il affirme en situation de régression totale -morale, économique, politique, spirituelle- en imposant son questionnement à partir de faits indubitables.

Nous sommes aveugles à nos renoncements et jusqu'à notre propre cécité, si l'on peut oser un tel paradoxe. Le déficit démographique européen équivaut à une perte en population qui n'a pas de précédent depuis la peste noire du quatorzième siècle. L'allemagne perdra au cours de la première partie du XXIe siècle l'équivalent de la population de l'ancienne Allemagne de l'Est.

Parmi les faits allégués par Weigel, certains que j'ignorais sont absolument terrifiants. Je cite :

Pourquoi la mort est-elle de plus en plus anonyme en Allemagne, sans rubriques nécrologiques dans les journaux ni funérailles religieuses ni service funéraire commémoratif ? Tout se passe, note le révérend Richard John Neuhaus, "comme si le défunt n'avait pas existé". Que faire avec la compagnie suédoise Promessa qui propose -publicité à l'appui- un "service" dans lequel la fabrication du compost humain serait appelée à remplacer la simple crémation ? Le mort est cryogénisé dans un bain d'azote liquide puis pulvérisé aux ultra-sons, le produit obtenu étant ensuite congelé avant d'être utilisé comme engrais !

Dans le processus de désacralisation de l'homme, pourquoi y aurait-il des limites ? George Weigel s'autorise de tels faits pour aller très au-delà de l'analyse de Robert Kagan opposant Vénus et Mars, c'est à dire l'Europe et l'Amérique, la première ayant renoncé à l'histoire. Cela va, en effet, infiniment plus loin, car s'il y a renoncement, celui-ci ne se justifie pas seulement par une confiance utopique dans une évolution vers un monde sans guerre, désormais soumis à la seule règle du Droit. C'est un renoncement à être, dans l'abandon au vieillissement inéluctable, au laisser aller, à l'absence de courage pour décider, innover, se défendre tout simplement...

Je sais bien qu'il peut y avoir une autre façon, "noble", "éthique", pour magnifier le modèle européen à la manière d'Edgar Morin, il y a quelques jours encore dans Le Monde. L'Europe comme modèle du refus de la puissance et de la domination, conformément à la légende dorée de l'après-guerre... Ce serait son premier miracle que d'avoir construit un espace de paix... A revoir de près. Eric Zemmour remarque que c'est l'équilibre de la terreur, et donc le parapluie atomique américain qui a assuré une telle paix. Par ailleurs, c'est la victoire sur Hitler qui a assuré une situation inédite sur notre continent. Sans la prépondérance des armées alliées nous n'aurions pas connu de possibilité de coopération pacifique entre nos peuples. Attention donc à l'idéalisme pacifiste. Il ne nous a jamais garanti des risques d'un retour à une déflagration.

Autre dimension de la question : la laïcité. La christophobie dont parle Weigel constitue la face cachée d'une laïcité amnésique, quand elle n'est pas haineuse. J'ajouterais : peureuse. Car c'est bien la peur qui interdit de rappeler les origines chrétiennes de l'Europe. Ce serait une injure faite à l'Islam, une fin de non recevoir aux musulmans. Ou encore un déni des Lumières qui consistent précisément en un rejet du christianisme.

Evidemment, la laïcité peut recouvrir autre chose, une saine séparation des domaines, ne serait-ce que pour garantir liberté de conscience et liberté religieuse. Mais l'équivoque est constante entre "notre laïcité publique" (Emile Poulat) et une idéologie "compréhensive" (John Rawls) qui prétend éclairer les consciences.

J'ai repris la biographie de Dominique de Roux par Jean-Luc Barré (Fayard) que les événements m'avaient contraint d'interrompre. L'amitié que j'ai pour Jacqueline, l'épouse de Dominique, et Pierre-Guillaume leur fils, me rend le sujet proche. Impossible de prendre trop de distance de jugement. Par ailleurs, je connais plusieurs des proches de l'écrivain qui m'ont parlé de lui. C'est aux éditions de l'Herne que parut la première version du William Blake de Pierre Boutang. Pourtant, autant la personnalité, le destin, le grand labeur de l'auteur du Cinquième Empire me touche profondément, autant je me sens très différent de lui, par mon éthos intellectuel, ma formation, beaucoup de mes goûts littéraires, philosophiques et théologiques. Il faut ajouter que Dominique de Roux était un franc tireur, farouchement indépendant, souvent imprévisible. C'était d'ailleurs son charme et aussi sa vertu. Si je l'avais connu, il me semble que j'aurais été conquis par ce qu'il y avait de vraiment libre chez lui, d'indifférence à la puissance, au conformisme. J'aurais été déconcerté par son attirance pour les expériences limites, les transgressifs, les maudits et les ésotériques. Sans toutefois méconnaître le génie des Céline, Pound et autres Ungaretti.

Je ne suis pas complètement "littéraire". Trop philosophe pour cela, mais j'ai aussi une solide prévention à l'égard de la littérature quand elle tourne à la religion. Reste qu'il y avait chez Dominique de Roux une étonnante faculté de discernement pour reconnaître le génie et les talents. Je note aussi, sur ce terrain, sa complicité avec Philippe Sollers (et Jean-Edern Hallier) malgré des choix politiques et idéologiques à l'opposé.

Maurice Clavel n'avait pas apprécié -c'est un euphémisme- certaines attaques lancées par Dominique de Roux contre lui. J'ai souvenir de son indignation exprimée dans un bar proche de la Sorbonne. Boutang était là avec toute une tablée d'étudiants. C'était après une discussion où l'auteur de Nous l'avons tous tué ce juif de Socrate était venu défendre sa thèse -et me semble-t-il- sa conception du platonisme. Pierre Boutang ne lui avait pas répondu sur le fond. Etait-il au courant des propos précis de de Roux contre Clavel ? Je ne saurais le dire. Et de Roux, à l'inverse, avait-il pris connaissance de l'analyse de Clavel sur le sens de mai 68 ? Je n'en suis pas persuadé. Sans doute était-il irrité contre une bien-pensance qui poussait les intellectuels à rallier la démagogie du moment. Mais le futur auteur de Ce que je crois avait une liberté totale à l'égard d'un environnement idéologique dont il était d'ailleurs le plus redoutable critique (cf. Qui est aliéné ?, la plus implacable charge écrite à l'époque contre les marxismes et néo-marxismes).

Dominique de Roux fut-il intéressé par la démarche de l'apologète chrétien du retour de l'Esprit ? Peut-être pas. Mais je me souviens de la présence de Jacqueline de Roux à une conférence de Marie Balmary après la mort de Clavel.

18 mai

La Vie, comme elle va ! Dimanche dernier, 15 mai, fête de la Pentecôte, c'était le trentième anniversaire de la mort de ma sœur Marie-France, décédée à l'âge de trente ans, des suites d'un cancer du sein. Ce sera aussi bientôt le trentième anniversaire de la mort de mon ami Antoine Hervoüet, tué dans un accident de voiture à l'entrée de Rouen. Il venait de Nantes, sa ville, pour un rendez-vous avec le supérieur du séminaire français de Rome. Quelques mois auparavant, il m'avait annoncé sa décision de devenir prêtre, lors d'un déjeuner à "La petite chaise", ce restaurant de la rue de Grenelle à deux pas de Sciences Po., et devant lequel je suis souvent passé (ne serait-ce que pour aller rendre visite au cardinal de Lubac qui habitait un peu plus loin). Nous sommes aussi tissés intérieurement par la présence des êtres qui ont tellement compté pour nous. J'ai appris, il y a deux jours, la mort de ma marraine, une des dernières personnes à m'avoir connu à ma naissance. C'est le monde de mon enfance qui se réveille, lorsque je l'évoque, avec le sentiment des choses disparues. Car, c'est vrai que le monde a changé, pas toujours pour le meilleur. Inutile de cultiver la nostalgie. Je n'y suis d'ailleurs nullement disposé, mon existence ayant toujours été tendue vers l'action, le déchiffrement de l'histoire en acte et la perception des possibles. Mais cette présence des visages, au-delà de la mort confère à l'histoire son poids d'humanité vraie.

Le Figaro me fait suivre les mémoires de l'abbé Laurentin (chez Fayard). Je m'y plonge sur le champ sans pouvoir m'en détacher. Pour moi, c'est passionnant d'un bout à l'autre, car c'est le récit d'un époque qui est complètement mienne et sur laquelle le témoin à un éclairage direct, fort de son expérience et de sa science. J'essaierai pour mon compte-rendu de formuler synthétiquement l'intérêt symphonique de cet ouvrage qui est une traversée de temps ainsi qu'une réflexion sur le devenir des sciences sacrées (théologie, exégèse, études mariales...). Et puis il y a le cas singulier de ce prêtre qui fut un acteur direct du concile et vécut la crise post-conciliaire sans être happé par les dérives et les catastrophes qui entraînèrent hors de l'Eglise nombre de ses contemporains.

Avec un mois de retard, je prends connaissance de l'article publié par Jacques Duquesne dans l'Express (25.04.05) pour l'élection de Benoît XVI. Je connais trop Duquesne pour être surpris. A dire vrai j'aurais pu deviner ce qu'il écrirait sur le sujet, sans avoir besoin de le lire. Mais force est de m'y intéresser, car il est considéré par beaucoup de collègue comme un informateur religieux fiable et compétent. Je suis au regret de constater une fois de plus, sous les apparences d'une sûre information, une faiblesse de jugement caractérisée, et sur le fond une incompréhension rédhibitoire de la théologie. Sa perception de Joseph Ratzinger est donc non seulement fausse, elle est indigente.

Tout d'abord, il est incapable de comprendre le génie du théologien, dont il ne sait d'ailleurs rien. D'où une interrogation vaine sur le prétendu changement de Joseph Ratzinger : "Dans l'évolution de chacun existe un déclic, décisif, qui fait basculer. Lequel ? C'est son secret, partagé sans doute avec son frère Georg, lors des repas préparés par les sœurs de Bressanone-Brixen." Evidemment, lorsqu'on est persuadé qu'un tel "déclic" transforme un progressiste avéré en conservateur "doctrinaire", une telle explication psychologique s'impose. Mais comme les données sur lesquelles elles se fondent sont erronées, nous sommes dans de vaines spéculations.

Joseph Ratzinger a pu mûrir au long de son existence, mais il n'a jamis changé sur le fond de ses convictions et de ses "habitus" intellectuels. Pas plus qu'Henri de Lubac ou Hans Urs von Balthasar. Le prétendu changement était simplement la prise en compte de mutations ou d'évènements qui obligeait à prendre position, à s'engager à mesure que des enjeux s'offraient, exigeants une détermination qui n'était plus seulement théoriques dès lors que le théologien se trouvait investi d'une autorité hiérarchique.

Il conviendrait donc d'opposer à Jacques Duquesne un autre récit qui serait en relation avec la vérité intérieure d'un homme qu'il méconnaît. Probablement parce qu'il vit dans un autre univers mental, moral et religieux que lui. Par ailleurs, le récit de Duquesne correspond à l'idée qu'il a de l'histoire de l'Eglise depuis Vatican II et qu'il analyse, en somme comme celle d'un échec à correspondre à la réforme projetée au concile. Tout le pontificat de Jean-Paul II consisterait dans le refus pratique d'une telle réforme, avec des mesures autoritaires, coercitives, opposées aux forces du progrès et de l'adaptation au monde.

La lecture que j'ai faite aujourd'hui des Mémoires de René Laurentin m'a permis de revisiter l'histoire du concile et de l'après concile d'après un récit tout autrement inspiré et construit que celui de Duquesne. Le grand œuvre de Vatican II ne s'explique que par un ressourcement théologique décisif, qui n'a que superficiellement à voir avec un projet progressiste de rattrapage du monde. Dès le départ, il y a donc équivoque sur le contenu du concile. Equivoque qui produit de profonds désaccords d'interprétation, qui vont s'aggraver avec la crise des années 60, qui est une crise de la société civile.

Pour Duquesne, l'Eglise catholique ne cesse de perdre des points parce qu'elle se refuse à accepter l'évolution sociale. Exemple : l'affaire d'Humane Vitae et de la contraception. Ç'aurait été le Viet-Nam de l'institution à l'image de l'enlisement et de la cinglante défaite américaine dans ce pays. Sans doute de telles comparaisons impressionnent-elles des esprits superficiels et légers. Mais il est assez confondant de constater à quel point ce discours idéologique demeure insensible à une réalité de fond, qui au fur et à mesure que nous nous éloignons des années soixante-soixante-dix, se révèle d'une façon aveuglante. La conception duquesnienne d'un christianisme recyclé et adapté à la modernité a subit le plus cinglant des échecs. Comment ne s'aperçoit-il pas de la déroute absolue de son rêve, dont l'élection de Benoît XVI achève de sanctionner l'inanité.

Tout ce qui se réclame encore de ce progressisme de plus en plus dévitalisé est en voie de décomposition avancée. Tout simplement parce que "ça ne marche pas" et ça marche de moins en moins. Ce qui, en revanche, se réclame, non pas du conservatisme mais d'une foi vivante et éclairée, suscite l'adhésion des jeunes, des vocations, et ne cesse de développer des initiatives créatrices. C'est le cas de ce qu'on appelle les nouveaux mouvements et les nouvelles communautés, mais aussi de diocèses entraînés par des évêques, des prêtres et des laïcs qui ont le sens d'une vie chrétienne riche et du témoignage apostolique.

Enfin, pourra-t-on escompter un jour que l'on considère le nouveau pape dans les médias français pour ce qu'il est, avec la profondeur de sa pensée, sa connaissance précise du monde contemporain, plutôt que de continuer à ressasser des griefs éculés d'une idéologie moribonde ?

19 mai

Petite déception hier soir à Culture et dépendances. Mon intervention a été très largement mutilée. J'y suis sensible moins par amour propre que par cohérence. A la réflexion, Franz-Olivier Giesbert s'est peut-être lui-même censuré, puisque la partie de mon intervention qui a été retranchée était une réponse à son objection à propos de l'ordination non acceptée des femmes au ministère sacerdotal. Mais je suis la seule "victime" de la censure. Même ma première réplique au premier désaccord exprimé par Sylviane Agacinski a été "épurée". Je n'en conçois ni amertume, ni regret. Mais c'est tout de même le signe de la difficulté pour un chrétien de s'exprimer en vérité sur les médias aujourd'hui, dès lors qu'il s'agit d'un sujet sensible et qu'il est décalé par rapport au conformisme ordinaire. C'est la seconde fois que pareille mésaventure m'arrive, puisqu'il y a un an, à la même émission mon intervention qui s'opposait de front au travail "exégétique" de Prieur et de Mordillat avait été coupée. J'avais mis en cause la déontologie des deux personnages, ce qui avait eu le don de les mettre en fureur.

Pendant l'essentiel de l'émission, on me voit donc témoin muet de l'échange sur la condition des femmes musulmanes et l'affaire du voile. Mais mon mutisme est, sur ce point, de mon entière responsabilité. Je préfère écouter les avis des personnes concernées plutôt que de m'immiscer d'autorité dans un débat que j'observe avec la plus extrême prudence. Certes, j'approuve Fadela Amara et Malika Mokeddam de défendre leurs sœurs et amies de formes d'assujettissement insupportable. Par ailleurs, je ne suis pas un intégriste de la chasse au voile et je respecte le choix tout à fait délibéré de nombre de jeunes filles musulmanes. Enfin, j'ai souffert de ne pas avoir lu le livre sur "La France musulmane" qui m'aurait sans doute éclairé sur la pensée de ma jeune collègue du Point, auteur de cette enquête.

En lisant Joseph Ratzinger, je trouve "la phrase" épinglée par Duquesne et dont il ne cesse de tirer argument pour soutenir sa thèse contre la foi catholique. Je me rends compte qu'une fois de plus c'est du pur trucage, vraiment misérable. Pour le théologien, en effet, la conception virginale de Jésus n'est pas un fait biologique, mais ontologique. Voici la phrase que Duquesne n'a cessé de brandir -et encore dans son papier de l'Express- pour prouver que la pape avait été dans sa jeunesse un théologien audacieux, contestataire etc : "la filiation divine de Jésus ne repose pas, d'après la foi de l'Eglise, sur le fait que Jésus n'a pas eu de père humain ; la doctrine de la divinité de Jésus ne serait pas mise en cause, si Jésus était issu d'un mariage normal." Il n'y a dans cette proposition hypothétique rigoureusement rien qui puisse offusquer la foi catholique. Bien au contraire. Par avance, Ratzinger déconstruit la mythologie d'un Drewermann qui voit dans la conception virginale la continuité d'une tradition -celle de l'Egypte ancienne- quant à la naissance des dieux.

Il est exact que Balthasar n'était pas tout à fait d'accord sur l'argumentation de son ami Ratzinger, car sans discuter le fond de sa thèse, la distinction entre le fait biologique et le fait ontologique -il discernait néanmoins dans la conception virginale une disponibilité totale à l'action de l'Esprit Saint qui n'aurait pas été avérée dans le cadre d'une conception biologique "normale". Mais Ratzinger ne pouvait qu'être d'accord puisque dans le même texte il revient sur la conception virginale pour en souligner la signification biblique : "La naissance virginale ne représente pas un chapitre d'ascétisme, et elle n'appartient pas non plus directement à la doctrine de la filiation divine de Jésus. Elle est avant tout, et en dernière analyse, théologie de la grâce, message sur la manière dont le salut vient à nous : dans la simplicité de l'accueil, comme don absolument gratuit de l'amour qui rachète le monde."

Il y a donc bien rupture de l'ordre biologique, car Jésus "est une créature de Dieu unique dans l'histoire. Jésus, lui, est la nouveauté véritable ; il ne procède pas du propre fonds de l'humanité, mais de l'Esprit de Dieu".

La perversité de Duquesne apparaît dans sa manipulation d'une phrase tirée de son contexte et, qui plus est, en opposition à la démonstration de l'auteur qui tient la conception virginale pour un fait avéré et une donnée de la foi. Car, pour Duquesne, il s'agit d'affaiblir cette donnée de foi, pour mieux imposer une notion purement symbolique, qui nie en fait la virginité de Marie. Précisément, Ratzinger s'oppose, avec la plus grande énergie, à cette dérive. S'il n'y a pas eu le fait de la conception virginale, dit-il, il n'y a que "des discours vides, dont il faudrait dire non seulement qu'ils ne sont pas sérieux, mais qu'ils constituent un manque d'honnêteté". Donc le dogme est bien avéré et il ne se réduit nullement en une pure interprétation symbolique, un pseudo "théologoumène". Et d'affirmer que Dieu a "effectivement agi en Jésus, le nouvel Adam, qui est né de la Vierge Marie par la puissance créatrice de Dieu, dont l'Esprit, au commencement, planait sur les eaux et qui a créé l'être à partir du néant".

L'imposture de Duquesne est d'autant plus patente que Ratzinger, dans son livre qui est de 1969, critique sévèrement le catéchisme hollandais de l'époque sur ce point particulier. Ce catéchisme affirmait que sur la naissance virginale de Jésus "il n'existait pas d'enseignement ferme de l'Eglise". Ce qui pour Ratzinger constitue une contre vérité flagrante. Il faut aussi noter que cet ouvrage La foi chrétienne hier et aujourd'hui ne cesse de combattre les thèses de la démythologisation alors très à la mode et de la réduction de la foi à de pures interprétations idéalistes, notamment à propos de la Rédemption et de de la Résurrection.

Dernière remarque sur Duquesne. Il faut quand même être quelque peu "voyou" pour oser traiter Balthasar -dont, vraisemblablement, il ignore tout- de "policier en doctrine à ses heures". C'est confondant de bassesse. Mais c'est aussi l'indice d'une méthode qui consiste à réduire la réflexion théologique des plus "grands" à de médiocres manœuvres.

23 mai

Ces lignes sont écrites dans le T.G.V. que j'ai pris à Nice pour Paris, au terme d'un court voyage sur la côte d'azur. Conférence, samedi matin à l'assemblée générale de l'Union départementale des Associations Familiales du Var. Sujet : la conquête homosexuelle de pouvoir. C'était l'occasion de réaliser une synthèse de mes réflexions depuis presque un an. J'écoute aussi avec attention une psychiatre, madame Robinson, qui aborde la question de "l'homoparentalité" avec une justesse d'observation que j'admire. A partir d'un cas soigneusement analysé, sans aucune surcharge polémique, elle expose le drame d'une situation qui ne peut que déboucher sur des déséquilibres affectifs et des anamnèses douloureuses afin de se situer affectivement, conjugalement, filialement et même généalogiquement. C'est lumineux parce qu'au plus proche de l'expérience vécue, dans une proximité amicale et réfléchie. On mesure, à partir de là, l'imposture des prétendues enquêtes américaines qui ne sont que les reflets d'un milieu et de ses justifications.

C'est samedi, en gare de Toulon, que j'apprends la mort de Paul Ricœur à la lecture de Libération. l'excellent article de Robert Maggiori ne m'étonne évidemment pas. A posteriori, il y aurait tout de même beaucoup à dire à propos de la ligne idéologique de Libé et de cet hommage rendu à un penseur indépendant, pas précisément libéral-libertaire, et qui plus est, croyant et interprète assidu de la Bible. Il est vrai que la réelle ouverture intellectuelle du journal -surtout dans ses pages littéraires, par exemple- peut nous ménager des surprises. Le même Robert Maggiori avait écrit un superbe hommage à Michel Henry au moment de sa mort. Dimanche, j'ai lu les quatre pages du Monde, estimables, sans oublier le billet aux initiales de Jean-Marie Colombani, rappelant la dette du quotiden à l'égard d'un penseur très attaché à son existence et à son indépendance -c'est moi qui interprète un peu-. Enfin, ce matin, j'ai pris connaissance des deux excellents articles de Marcel Neusch dans La Croix et de Patrice Bollon dans Le Figaro.

Peut-être serai-je conduit à écrire moi-même un hommage à Paul Ricœur. Sans doute, vais-je retrouver ses livres, relire certaines pages, ne serait-ce que pour revisiter ce qui avait pu me frapper ici où là. Je ne prétends nullement être un connaisseur exhaustif de son œuvre. Il me manque pour cela une connaissance précise de tous les aspects de sa recherche. Mais je n'ai jamais abordé un de ses livres sans être touché directement par sa manière de procéder. Et puis surtout, il y a l'impulsion originelle de Gabriel Marcel auquel il est toujours resté fidèle au cours d'une aventure intellectuelle mouvementée, car riche en rebondissements, en détours successifs. Détours sollicités par diverses provocations du temps.

Dans un entretien à La Croix de Février 2003, il déclarait ceci qui rejoint une interrogation que j'ai souvent partagée : "Depuis que je suis entré dans cet espace qui est pour moi celui de la maturité, disons depuis le milieu des années 1930, quand j'ai passé l'agrégation, j'ai traversé tellement de paysages philosophiques que je suis incapable de dire quel sera le suivant, ni même quel est aujourd'hui le dominant. Actuellement, je ne sais pas s'il y a une philosophie dominante dont on peut dire qu'elle est nôtre, comme on a pu le dire un moment donné de l'existentialisme, par exemple, et de tous les "ismes" que j'ai vu défiler, auxquels j'ai appartenu quelques fois centralement, le plus souvent marginalement : existentialisme, structuralisme, marxisme..." Voici qui me renvoie aussi aux souvenirs de Joseph Ratzinger sur les années soixante, quand le marxisme prenait le relais de l'existentialisme dans les universités allemandes.

Pas seulement allemandes... A la même époque, Clavel parlait du retour du marxisme, le temps d'un été de la Saint Martin. Donc être "de son temps" n'est pas forcément se conformer à l'idéologie la plus en vogue ou la plus envahissante. Mais il n'est pas possible de l'ignorer complètement. La confrontation peut s'avérer précieuse. Ricœur à fait mieux que cela. Il a réussi l'inventaire de vastes espaces de culture, nouvellement émergés, pour en tirer un travail d'interprétation stimulant.

J'ai profité des heures de train pour entreprendre enfin la lecture de La loi de Dieu de Rémi Brague, qui était restée scandaleusement "sous le coude" depuis deux mois. Avec Rémi, on peut être sur que ce sera du solide, mais aussi du neuf, avec la découverte de points de vues ignorés et précieux à l'intelligence d'une question pas aussi évidente qu'on le croirait.

24 mai

Peut-être s'étonnera-t-on de mon silence sur le débat acharné de ces dernières semaines, dans l'attente du référendum de dimanche prochain. Je ne voudrais surtout pas qu'on pense que je suis indifférent à son contenu et à ses enjeux. Bien au contraire ! J'ai suivi pas mal de discussions sur les chaînes de télévision les plus diverses qui m'ont plus qu'intéressé, et je ne compterai évidemment pas les chroniques que j'ai avalées dans les journaux et magazines. Si je n'ai pas voulu intervenir, c'est pour un motif déontologique. Je l'ai déjà dit. Je ne désire en aucune façon que mon statut d'éditorialiste de France Catholique me fasse peser sur les consciences. J'estime que mes lecteurs doivent être souverainement libres dans leurs choix civiques. Mais les arguments échangés, les philosophies politiques qui s'énoncent m'intéressent puissamment. Et puis au total, une sorte de tragédie est en train de se nouer, dont personne ne sortira indemne, surtout si le non l'emporte dimanche. On nous annonce -du côté du oui- une crise des institutions et un enrayement de la dynamique européenne. Mais je me demande si ce ne sera pas plus grave et plus salutaire à la fois. Car l'incontestable blocage qui s'en suivrait devrait déclencher une crise dans l'interprétation de l'idée d'Europe, c'est à dire une perplexité sur son sens insuffisamment exploré. Dans la même logique, c'est l'ensemble des familles politiques qui se trouvera sommé de s'expliquer, non seulement entre elles, mais surtout à l'intérieur d'elles-mêmes. Par exemple, y-a-t-il encore un sens à être de gauche, quand on se trouve divisé aussi profondément sur la nature et la fonction de la puissance publique, ne serait-ce que pour réguler l'économie. La droite ne sera pas plus épargnée, car il faudra bien que Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy s'expliquent sur les vertus et les non vertus du libéralisme économique.

Et puis il y a quelque chose de troublant dans la sorte d'impuissance, parfois hargneuse, des "élites" politiques et sociales à entraîner un accord, selon elles, évident aux principes qu'elles énoncent.

25 mai

Lundi soir, dès mon retour à Paris, j'avais rendez-vous à Sainte Clotilde, derrière l'Assemblé Nationale, à l'invitation du père Matthieu Rougé. Il s'agissait de parler de Benoît XVI, aux côtés d'Alain Besançon et d'Etienne Loraillère (l'excellent journaliste de Radio Notre Dame). J'étais heureux de les retrouver l'un et l'autre pour que nous exprimions, chacun dans son registre, la façon dont il est possible de perçevoir la riche personnalité de Joseph Ratzinger. Mais nous étions foncièrement d'accord tous les trois. Alain Besançon se sent très proche du nouveau pape dont il a lu les livres avec attention et qu'il considère comme un maître sûr dans la foi, attaché d'abord à la vérité, son critère premier. Etienne est encore sous le coup de son expérience romaine de trois semaines, innaugurée le soir même de la mort de Jean-Paul II. C'est sur la place Saint Pierre qu'il apprit cette mort, devinant à l'expression des visages que le pape venait de quitter ce monde.

J'ai retrouvé l'Alain Besançon que je lis depuis fort longtemps, avec son indépendance totale d'esprit, qui s'exprime parfois avec son caractère abrupt. Mais il est précieux de rencontrer sur sa route un tel homme dont la rigueur intellectuelle ne souffre aucune concession tactique, aucun accomodement avec les modes et les opportunismes. Même si on ne partage pas tel ou tel de ses points de vue -je ne suis pas d'accord avec lui sur la pensée de Jean-Paul II énnoncée dans les premières encycliques du pontificat- on en est que plus autorisé à prolonger la réflexion, sachant qu'il ne se paie pas de mots et qu'une confrontattion dans la clarté est toujours préférable aux accords dans le flou. Peu avant la conférence, je lui ai exprimé mon point de désaccord avec lui : sa sévérité à l'égard de la ligne Bloy-Péguy-Bernanos. Mais il m'a répondu qu'il avait quelque peu adouci son jugement à leur égard. J'aimerais me référer aux notes où il se serait un peu corrigé de son désaveu à l'égard du "Tolsto-dosoïevskisme à la française".

Mais ce n'était pas le propos de son intervention de lundi soir. Je n'ai évidemment pas été étonné qu'il redise ses préventions à l'égard de l'islam, en mettant les points sur les i quant au laxisme et aux complaisances de beaucoup, et sans peur de désigner telle personnalité très médiatique. J'ai été heureux d'apprendre, au moment de se saluer, qu'il travaillait sur un livre concernant le protestantisme avec ses prolongements actuels qu'il trouve également menaçants.

27 mai

A mesure que le référendum se rapproche, la montée du non semble déstabiliser, sinon les dirigeants politiques qui tentent de garder bonne figure, du moins nombre d'intellectuels qui n'admettent pas le divorce entre l'opinion "éclairée" et l'opinion protestataire. Le mythe de l'alliance des Lumières et du peuple aurait comme du plomb dans l'aile. Oh, certes, il ne s'agit pas de réduire la complexité -on pourrait même dire le ou les paradoxes- de l'Europe à cette seule coordonnée. Mais elle compte singulièrement aujourd'hui. Et elle renvoie à une des énigmes de la notion de démocratie. Qu'est-ce que la démocratie si elle ne résulte pas de la consultation directe du peuple, surtout lorsqu'il s'agit de prendre des décisions fondamentales ? J'entendais hier Alain Minc récuser le référendum au nom du régime représentatif. C'est une position qui se comprend et peut se réclamer de la tradition libérale, celle d'un Tocqueville en tout cas. Mais elle sous-entend une certaine dangerosité du "peuple", et de la démocratie pure. Dangerosité dont on se prémunit par le régime représentatif, celui de la délégation. Sont délégués les gens éclairés, qui, seuls, sont aptes à légiférer et à gouverner. Il s'agit en fait d'une modernisation de la conception aristocratique du pouvoir qui ne reconnait compétence qu'aux élites. Dans le même sens, le pouvoir des "intellectuels", qui en France a toujours suscité de la fascination, signifie la même conception élitaire, la prétention à conduire les esprits, et plus encore à conduire la politique.

le retour à Ricœur, que m'impose la mort du philosophe, me met face à le difficulté de ma tâche de journaliste sollicité de toutes parts. Je n'ai pas la chance de la disponibilité intellectuelle de l'universitaire qui peut se concentrer sur un objet donné. Mon travail est souvent "haché" au gré des cahots de l'actualité. La multiplicité de mes centres d'intérêts transforme mon existence, du moins mon emploi du temps en "puzzle". Certes, une dominante imprime à cette dispersion une relative unité : la pratique d'un journalisme d'idées . Mais ça n'arrange rien. Au contraire ! Je m'aperçois, par exemple, que les livres de Ricœur sont dispersés dans ma bibliothèque. Je ne les ai pas encore tous retrouvés. Plus grave. Je n'ai pas achevé certaines lectures abandonnées à cause de nouvelles sollicitations. Un exemple précis : je retrouve l'ouvrage très important du père François-Xavier Amherdt sur l'herméneutique philosophique et exégétique de Ricœur (au Cerf), sous une pile de livres. Abandonné depuis plusieurs mois. Pourtant, j'y avais mordu et je suis passionné par le sujet. Je ne vois pas quand je pourrais achever ces 900 pages denses, complexes, qui concernent le cœur d'une pensée, mais aussi un débat essentiel pour la foi. L'auteur, admiratif, est aussi critique. Il expose des objections de fond qui sont consubstantielles à la méthode et à la philosophie herméneutiques : "Quelques unes des formulations présentent ainsi Jésus Christ d'avantage comme le symbole de possibilités existentielles ultimes que comme la personne irréductible proclamée par le kérygme ("Le référent Christ : symbole ou événement ?") de plus, Ricœur porte très peu d'intérêt aux récits de la résurrection et des apparitions post-pascales, si bien qu'il en arrive à mettre entre parenthèse la corporéité de la Résurrection du Christ et de celle des hommes ("Quelle Résurrection ?").

Ricœur ne pouvait être étonné de ces objections qui se rapportent aux apories déjà mises en évidence par Nietzsche, pour qui "il n'y a plus de faits, mais seulement des interprétations". Par ailleurs, j'ai été mis mal à l'aise par certains propos du philosophe renvoyant la question de Dieu à un "fondamental" très ambigu. Sans doute, à cause de l'inaccessibilité de Dieu à la pensée herméneutique. Agnosticisme philosophique, dit Amherdt, qui évoque l'importance du transcendentalisme de Karl Barth. Mais la transcendance barthienne ne signifiait pas abandon de la théodicée, même si elle plaidait sans doute pour un certain "apophatisme". C'est peu de dire que, dans une telle controverse, je me sens pleinement catholique. Balthasarien et non barthien, parce que refusant un agnosticisme philosophique qui forcément contamine la théologie.

Je reçois au courrier de ce matin un numéro de Liberté politique exclusivement consacré à l'Europe. Il s'agit de chrétiens refusant clairement et explicitement le traité constitutionnel. D'un premier et bref examen je tire l'impression d'une très forte pertinence des études proposées, parce qu'aucune ne biaise avec son objet. J'ai pu lire ailleurs bien des chroniques de chrétiens "européens", mais aucun n'aborde de front le sujet pourtant déterminant de l'identité culturelle de l'Europe. On a beau prétendre ici aussi à un juste agnosticisme politique, c'est pour mieux éviter de penser là où ça fait mal. Et ça fait mal quand on parle de "sources chrétiennes" (qui pour moi sont permanentes) parce que les valeurs revendiquées ne sont plus alors floues, ambiguës ou alambiquées. Philippe Bénéton pourrait bien tout résumer d'une formule assassine : "Si l'on pousse jusqu'au bout, l'idéal est de devenir un citoyen du monde, avec pour bagages le souci de soi et un anglais passe-partout." Sans doute, y-a-t-il division des chrétiens à ce propos, mais division beaucoup plus grave qu'on ose le dire.

J'en demande pardon à mes collègues du magazine Monde 2 que je suis bien obligé d'acheter le vendredi après-midi, mais ils ne m'ont pas encore vraiment convaincu du bien fondé de leur entreprise. Le supplément m'agace quand il ne m'ennuie pas, et j'y trouve rarement de quoi me rassasier. Exception aujourd'hui, avec un Baudrillard égal à lui-même et que je suis sur toute la ligne. Ce type génial prend à revers toutes les idées toutes faites à l'enseigne de l'Empire du Bien dont il montre qu'il n'est que virtuel. Nihiliste, lui ? Evidemment non. Il n'y a que les nigauds pour ne pas s'en apercevoir. Son interrogation permanente et intempestive se décline d'une double façon. 1) "Pourquoi n'y a-t-il rien plutôt que quelque chose ?" 2) "Pourquoi est-ce que ça va à la fois de mieux en mieux et de pire en pire ?" Ce n'est pas du tout du Pierre Dac, c'est plus que pertinent. C'est de la provocation intelligente, celle dont nous avons le besoin le plus urgent.

Dans tout ce que j'ai pu entendre et lire ces temps ci, je ne trouve rien de plus perçant et de plus imparable que cette charge impitoyable sur l'Europe bruxelloise : "l'Europe a d'abord été une idée, une forme de partage symbolique, peut-être même a-t-elle été dès le Moyen-Age une réalité, avant d'être une idée. Aujourd'hui elle n'est plus une idée, elle est une réalité virtuelle, c'est à dire référée à un modèle de simulation, auquel elle est destinée, sinon sommée de s'adapter. Dans cette perspective, la volonté des peuples est un obstacle, tout au plus un paramètre indifférent ou un alibi nécessaire. Le oui vient d'en haut, et les peuples jouent le rôle de "cadavres dans le placard"." Terrible, non ? Certes, je vois bien ce qu'on peut rétorquer à un tel réquisitoire : n'est-il pas facile de briller intellectuellement, quand on jouit de l'irresponsabilité pratique, avec la distance ironique que permet le détachement du réel ?

Peut-être. Mais encore faudrait-il pouvoir répondre sur le fond, c'est à dire sur le sens. Et la "réalité" médiévale superbement ignorée désigne tout de même un ancrage historique et symbolique sans lequel l'Europe n'est plus qu'un concept virtuel. "Cette Europe virtuelle n'est que la copie caricaturale de la puissance américaine. Elle ne rêve au fond que de trouver son petit créneau dans l'ordre mondial, voire de constituer une force de frappe autonome, copie dérisoire du Big Brother américain. Elle s'organise sur le même principe libéral et, à part quelques soubresauts de socialisme sentimental, s'aligne sur le modèle des flux et de la dérégulation mondiale, incapable d'inventer une autre règle du jeu. On retrouve la même impuissance que la gauche au niveau national. Du coup, n'ayant (à l'image encore de la puissance mondiale) aucune volonté politique propre ni désormais de raison historique claire, elle ne peut que vouloir s'élargir et proliférer dans le vide, par annexion démocratique indéfinie. Et, bien sur, tous les pays périphériques veulent entrer dans ce sous-produit de la mondialisation, très exactement comme nous, Européens modernes mais pas tout à fait, rêvons de nous hisser au niveau mondial." Terrible diagnostic décidément. Imparable à mon sens.

Pour Baudrillard, l'identité culturelle est la condition absolue d'un projet politique qui ait une véritable inspiration, une force originale, une identité qui permette de se reconnaître et d'imaginer autre chose que des ersatz. Il se souvient d'un colloque à Venise, il y a vingt ans sur le sujet : "Les seuls convaincus étaient les représentants de l'Est, qui, eux, rêvaient de l'Europe, et avaient l'imagination vivante. Et il y avait là, pour couronner le tout, l'écrivain argentin Jorge Luis Borges, qui déclara sans ambages qu'à son avis il était le seul Européen de cette assemblée !" Sans doute, avait-il raison...

La mort de Jean-Marc Varaut me renvoie à une chaîne de souvenirs, mais surtout à un visage, à une personnalité riche, originale, attachante. Je n'ai pas été étonné du bel article que lui consacre dans Le Monde Jean-Michel Dumay. Un confrère que j'estime énormément, pour suivre de longue date ses chroniques et apprécier à chaque fois une probité rare. J'en avais parlé à Jean-Marc Varaut un jour. Ça ne devait pas être très loin du procès Papon. J'étais fasciné par ce procès, non pas à cause de la personnalité de l'accusé, dont le détachement "romain" me déconcertait, mais en raison de l'extrême difficulté de juger une telle affaire. Il y avait la réalité terrible de la collaboration, celle des déportations vers les camps de la mort, mais en même temps un "homme de bureau" certes, mais dont tout montrait qu'il était étranger à l'idéologie de haine des nazis, et même à l'antisémitisme du temps. Cet homme là avait assumé des responsabilités indéniables, et condamnables du seul point de vue d'une justice qui veut protéger l'innocent de l'arbitraire et surtout d'une telle entreprise criminelle. Mais dès lors qu'il n'y avait chez Maurice Papon ni intention criminelle, ni même, me semble-t-il, conscience d'être l'auxiliaire d'un crime, ni enfin complicité idéologique, l'imputation de crime contre l'humanité était-elle recevable ?

Il fallait du courage, et même quelque héroïsme pour plaider en faveur d'un tel accusé, frappé d'infamie, indésirable, et, à vue humaine, condamné d'avance. J'ai rarement été aussi attentif au déroulement des débats. Pendant des semaines, j'ai lu, chaque jour au moins quatre compte-rendu d'audience, les comparant jusqu'au millimètre, pour saisir les nuances, et être au plus près des arguments des uns et des autres. C'est alors que j'ai mesuré l'extrême conscience de Jean-Michel Dumay, chez qui je trouvais la précision que j'avais cherchée en vain chez d'autres. Evidemment, Jean-Marc Varaut, avait perçu cette conscience professionnelle et cette lucidité. Il l'appréciait d'autant plus qu'il savait la farouche indépendance du journaliste du Monde.

Ce n'est pas facile d'être l'avocat de Maurice Papon. Pour ce seul motif, George Steiner ne voulait ni le saluer, ni l'approcher, alors qu'il était comme lui l'ami de Pierre Boutang. Jean-Marc Varaut était de cette espèce d'avocat, de haute tradition humaniste, cultivée, dont je crains qu'elle ne disparaisse. Je l'avais revu à la fin des années soixante-dix à la Sorbonne où il avait recommencé des études. En philosophie. C'est tout dire.

Je pense évidemment à sa fille, Laurence-Alexandra, si proche de son père.

30 mai

Le non vainqueur à près de 55 %... J'ai l'impression que vainqueurs ou vaincus, tous sont un peu sonnés. Les seconds ont espéré jusqu'au bout que la tendance se retournerait. En vain. Et le score est un coup de poing dans la figure. Les premiers ont à digérer leur victoire et la transformer en avantages décisifs. J'écrivais ici même que l'intérêt d'un tel choc est de faire réfléchir, éventuellement bouger les lignes.

L'Europe est-ce si évident ? Sûrement pas. Sinon les deux éditorialistes qui commentent dans Le Monde de ce soir les résultats du référendum ne feraient pas entendre deux messages si différents. Et pourtant ils déplorent, l'un et l'autre, la défaite du oui. Jean-Marie Colombani avec colère, aigreur, refus de comprendre tout autre point de vue que le sien, et réducteur de l'adversaire aux convictions forcément méprisables. Nationalisme, xénophobie... Avec Thomas Ferenczi, le ton est différent, ainsi que l'argumentation. Il y aurait une conception française de l'Europe dont s'éloignerait l'Europe en marche : Les électeurs français ont fait savoir qu'ils ne voulaient pas de cette Europe là, où leur pays n'a plus la place qu'ils croyaient et où l'économie obéit à d'autres règles que celles auxquelles ils sont attachés.

Mais du côté Colombani, la condamnation est sans nuances : Cesser de se berner de l'illusion d'un idéal français, que l'Union Européenne aurait le grand tort de ne pas adopter, voilà à quoi nous invitent ce référendum et le débat qui l'a précédé.