Journal - Juillet-Août 2005

1er juillet

L'Espagne, en même temps que le Canada, légalise le mariage homosexuel. On me demande mon avis, ce matin, à la sortie des obsèques d'un ami. Que dire ? Mon avis de fond est suffisamment connu pour que je me répète. Mais sur le caractère "irrépressible" des législations, sur cette contagion culturelle qui entraîne les opinions publiques ? Nous sommes en pleine folie, en total irresponsabilité des politiques en premier lieu.

Ma fille de 17 ans m'explique que, dans sa classe, ses camarades s'imaginent homosexuelles par simple contagion du modèle de la gay pride. Modernité, dernier chic, tolérance, droit à l'expression et à la liberté de son orientation sexuelle... La démagogie est à son comble. Les médias soutiennent le mouvement dont ils partagent l'idéologie à 100 %. L'opposition, quand elle existe, est ultra-prudente par peur d'être ringardisée ou suspectée d'homophobie. Je n'ai pour ma part aucune envie de baisser les bras. Et pourtant j'ai éludé une invitation de France 2 pour débattre du sujet au journal de 13 heures. Je n'avais pas le sentiment de pouvoir m'expliquer comme il le faudrait. Avec du temps et avec un interlocuteur qui me permette de parler de l'essentiel. Il est difficile, en effet, d'échapper au piège des bons sentiments lorsque l'interlocuteur plaide la sympathie, l'égalité, à fortiori sollicite votre compréhension "chrétienne".

De plus, je me suis donné l'été pour revenir au sujet, et donc à mon essai décidé il y a un an mais repoussé sans cesse en raison des lectures qui s'ajoutaient et des questions supplémentaires qui réclamaient un surcroît de réflexion, ainsi que des "décisions" pour donner un autre cours à ma pensée. Voilà plusieurs années (plus de 5 ans maintenant) que je suis engagé dans un examen constant des énigmes de ce continent de l'amour humain. Mon essai L'amour en morceaux ? publié en février 2000 a dessiné les grandes lignes de cette enquête. Lignes sur lesquelles je continue à me repérer. Un essai sur l'homosexualité en constituera nécessairement la suite, étant entendu que j'ai posé les principes mais qu'il me faut envisager un domaine particulier, largement hors-champ, bien qu'il ne soit pas absent de L'amour en morceaux ?

La pseudo ordination d'une femme à Lyon (sur une péniche) n'est pas étrangère au climat délétère actuel. Le mot d'ordre de la réalisation personnelle au prix de toutes les transgressions autorise tous les bricolages. Mais avec l'Eglise catholique, on se casse les dents, si j'ose ce langage trivial.

Philippe Barbarin a publié un communiqué parfait sur ce (non)-événement. Il est possible qu'il attire quelques caméras et suscite quelques commentaires pour lui donner de la consistance. On verra bien. J'ai apporté ma part au "débat", en répondant à une demande du rédacteur en chef de Témoignage Chrétien, qui paraîtra dans le prochain numéro de cet hebdomadaire. La position exprimée dans le numéro de cette semaine est plus qu'ambiguë puisqu'il est parlé de fin d'un tabou, que l'intéressée a largement la parole. Il s'agit avec ma signature de donner le contre-point. La première réaction du responsable à mon texte laisse présager qu'il ne restera pas sans réponses.

4 juillet

Retour à la maison, après un court séjour provençal qui m'a valu nombre de retrouvailles avec de vieux amis, mais aussi quelques rencontres nouvelles. J'ai été heureux de parler avec le philosophe Jean-François Mattei que j'apprécie pour l'avoir lu, pour son grand savoir et la liberté de ses engagements. Il y a une "grâce" de la Provence avec la beauté de ses paysages, sa lumière, ses souvenirs romains... Mais il fallait travailler aussi durant ces deux journées, en mettant en relation l'actualité et la pensée contemporaine. L'actualité, c'est, je l'ai dit, le Canada et l'Espagne légalisant le pseudo mariage homosexuel. D'où la question : la politique -au sens du pouvoir en charge du bien commun- est-elle légitime à prétendre vouloir changer la définition du mariage ? Cette prétention ne met-elle pas en cause la philosophie politique moderne -notamment les thèses du contrat social qui investit le corps social de la souveraineté ? Cette souveraineté a-t-elle un commencement, des limites ? Ou est-elle absolue ?

Absolue, il semble bien qu'elle le soit, même si elle affirme être affranchie de toute vérité absolue, le lieu du pouvoir étant "vide" et non-occupable par un dogme ou une autorité incontestée. Mais ce vide n'est pas du tout rassurant, s'il fait un objet d'opinion toute loi morale et si au surplus il s'affranchit de tout interdit pour décider souverainement. Exemple : la législation eugéniste qui aboutit à l'éradication des handicapés. C'est insupportable, et pourtant du point de vue doctrinal, inévitable. Le souverain créateur de la loi, libre de tout interdit ou principe, jouit de pouvoirs exorbitants.

5 juillet

Dans libé de ce matin, portrait d'un "héros" contemporain, Pedro Zerolo, icône des minorités sexuelles et membre de l'exécutif du parti socialiste. Cet intéressant personnage a réussi l'exploit de convaincre Zapatero de légaliser le mariage homosexuel et l'adoption par des couples du même sexe. Tout à fait le héros positif donc pour Libé qui ne joue pourtant pas trop des superlatifs : La force de Pedro, explique un proche, c'est d'avoir transmis très vite l'image d'un gay assumé, sûr de lui et libre. Et, en même temps, d'avoir évité le piège du ghetto. L'article nous apprend aussi que Pedro Zerolo s'était présenté en 1989 au Sénat sur une liste anti-prohibitionniste en matière de drogues.

J'ai beau revisiter les années "révolutionnaires" que j'ai vécues, je n'ai pas le souvenir d'un militantisme aussi anti-social que celui-là. Je parle évidemment de la norme générale, non sans estomper les traits libertaires de l'époque, mais il me semble que l'affaissement dans les revendications purement identitaires est venu en second lieu et que primait une générosité révolutionnaire, d'intérêt général en quelque sorte. Bien sûr la primauté égocentrique a pris très vite le dessus en complicité avec l'hédonisme consumériste. Mais le Cohn-Bendit de 68, ce n'était pas cela exactement. Celui des années de Francfort se rapproche très fort de cet exclusivisme jouisseur. Celui d'aujourd'hui s'est assagi. Se reconnaîtrait-il dans le "gayrillero" de Libé ?

Le renversement de perspective est en tout cas vertigineux entre la révolution d'intérêt général et la toute puissance individuelle, celle qui autorise à tout ordonner autour du désir irrépressible de qui veut que le corps social plie et se soumette, hors de toute philosophie morale ou perspective extérieure à soi. Mais il est vrai que le discours de la transgression prend aussi un tour "messianique" -pardon pour le blasphème mais c'est le langage de Libé- en se voulant le libérateur universel. Tout obstacle est considéré comme une atteinte inadmissible à cette toute puissance du désir. D'où un ressentiment mortel à l'égard de l'Eglise à laquelle on prétend arracher ses symboles et d'abord la figure christique. D'où cette campagne d'apostasie qui se traduit par 1500 demandes d'annulation de baptême adressées à l'archevêché de Madrid.

Le plus impressionnant en tout cela, c'est le mouvement d'opinion apparemment irrésistible qui a fait basculer les sondages (en Espagne et ailleurs) en faveur des revendications homosexuelles. C'est donc que les réflexes moraux élémentaires ne jouent plus. Il est vrai que l'argument de fond est d'ordre compassionnel. Ainsi que l'a montré maintes fois René Girard, c'est la révolution de l'évangile utilisée à contre-sens. Dans les cultures païennes, anté-chrétiennes, la sympathie allait aux persécuteurs et jouait contre les victimes, pour ne pas entraver une sorte d'ordre cosmique et sacré. Nietzsche a osé regretter ouvertement le rejet de cette logique mis en œuvre par le christianisme coupable d'avoir héroïsé la figure de la victime innocente. Le mouvement gay joue désormais sans complexes de la solidarité avec "les victimes" et ne craint pas de rejeter les évêques espagnols du côté des persécuteurs.

Complicité des médias largement acquis à la cause. Je me répète. Complicité de la presse. Libé, bien sûr. Le Monde évidemment, quoique l'on s'interroge sur l'après-Plenel. La chronique société publiée sous la signature de Laurent Greilsamer pour éditorialiser sur le cas espagnol est moins affirmative et superbe que certain éditorial publié il y a un an sur le simulacre de Bègles. (A l'époque, j'avais écrit dans France Catholique une lettre ouverte à Jean-Marie Colombani pour lui signifier ses responsabilités.) : Un continent semble émerger, dont on perçoit cependant les limites. Tiens, il y aurait donc des limites à cette universelle et irrépressible évolution ! Car d'autres communautés s'indignent. L'Eglise catholique et les Sikhs, par exemple, dénoncent le dévoiement d'une institution vénérable. Le monde arabo-musulman juge l'Occident encore plus dégénéré qu'il ne l'imaginait. Bref, l'union des hommes ou des femmes de même sexe n'a pas fini de diviser l'humanité.

Sage remarque de Laurent Greilsamer que devraient méditer tous ceux qui sont persuadés que l'évolution conforme au sens de l'histoire ne saurait pas plus être contredite que la révolution léniniste d'antan. Bien au contraire, avec cette transgression, une blessure s'est enfoncée dans la chair de l'humanité dont la brûlure sera inextinguible. Il en ira de même avec la "mariage gay" qu'avec l'avortement. La protestation des hommes et des femmes ne cessera de sourdre, avec la plainte des enfants, tant qu'on aura pas réussi à pulvériser la conscience humaine.

6 juillet

Ce que j'ai écrit et dit ces jours-ci sur les potentialités totalitaires de la démocratie n'a rien d'original. Hannah Arendt s'est intéressée à la question, notamment à propos de la Révolution française. Je note aussi qu'elle a toujours tenu à établir une distinction forte entre autorité et tyrannie et plus encore totalitarisme : Derrière l'identification libérale du totalitarisme et de l'autoritarisme et le penchant concomitant à voir des tendances "totalitaires" dans toute limitation autoritaire de la liberté, il y a une confusion plus ancienne de l'autorité avec la tyrannie et du pouvoir légitime avec la violence. Mais plus intéressant encore, le développement qui suit à propos d'une autorité toujours liée par des lois extérieures à elle-même : La différence entre la tyrannie et le pouvoir autoritaire a toujours consisté en ce que le tyran gouverne selon sa volonté et son intérêt propres, tandis que le gouvernement autoritaire même le plus draconien est lié par des lois ; ses actes sont contrôlés par un code qui n'a pas été fait par l'homme, comme dans le cas des lois de nature, des commandements de Dieu ou des idées platoniciennes, ou du moins ne l'a pas été par les hommes qui exercent le pouvoir. La source de l'autorité dans un gouvernement autoritaire est toujours une force extérieure et supérieure à son pouvoir même ; c'est toujours de cette source de cette force extérieure qui transcende le domaine politique que les autorités tirent leur "autorité", c'est à dire leur légitimité, et c'est par rapport à elle que peut être authentifié leur pouvoir. (texte repris dans le volume Quarto Gallimard)

Je constate qu'en régime démocratique le suffrage est la seule garantie et le seul recours du système auquel aucune extériorité ne peut s'imposer. Il y a là le risque d'un dérapage totalitaire dès lors que les principes ne peuvent rien contre le suffrage. Je ne dis pas que c'est forcément le cas et je ne prétends pas que ce type de légitimité n'offre pas de sérieux avantages lorsqu'ils consonent avec le sens du droit, l'extension du champ des libertés et une pédagogie de responsabilité collective. Mais il peut y avoir déni des droits insuffisamment garantis. Par ailleurs, le totalitarisme peut naître de la volonté de toute puissance d'un corps législatif qui s'arroge tout pouvoir sous prétexte qu'il est la seule puissance à pouvoir légiférer et s'oppose à toute extériorité. Ce n'est pas pour rien qu'on a parlé des origines totalitaires de la démocratie.

Mais il existe l'autre face du problème. La face tocquevilienne qui ne résulte pas d'une théorisation à la Rousseau mais d'une évolution sociale vers l'égalité. C'est la face américaine, plus démocratique que républicaine (dans la logique de la Révolution française et du jacobinisme).

10 juillet

En route vers ma Creuse profonde, toutes amarres larguées pour quelques semaines de "retraite", loin, je l'espère, des bruits de Paris. Peut-être sortira-t-il un livre de ce temps hors du temps. Je n'ai pu écrire ces jours derniers ce que m'inspirait une actualité âpre et violente. Un peu sonné, anéanti par cette répétition -New-York, Bali, Casablanca, Istanbul, Madrid- de la provocation sanglante, fracassante, propre à se faire orchestrer médiatiquement en servant ainsi la volonté des criminels. Que dire, qu'écrire qu'on n'ait pas déjà exprimé maintes fois ici ou là ? Il m'a fallu quand même éditorialiser pour redire ma confiance dans un rapprochement des peuples, un échange des civilisations et un dialogue interreligieux pour contrer toutes ces tentations de radicalisation des différences et d'exacerbation des haines. Une rencontre de la communauté Sant'Egidio doit justement se tenir à Lyon en septembre prochain. J'aimerais m'y rendre. L'entreprise menée par Andréa Ricardi est une des plus salutaires que je connaisse. Reste que nous ne sommes pas sortis d'affaire. Loin de là. Afghanistan, Irak... Tous les pronostics optimistes ont été démentis.

Je songe au dernier livre de Martine Gozlan (Un désir d'Islam) et à mes réflexions romaines. Il y a quand même un abîme entre ce qui fascinait les Massignon, Lawrence et Guénon et l'entreprise criminelle des adeptes d'Al Quaida. Je ne suis pas sûr de bien comprendre au point de m'identifier avec la passion des premiers, mais qu'ont-ils à voir avec les nouveaux possédés que sont les seconds ?

En lisant le journal du dimanche une heureuse surprise. Un excellent article en page littéraire sur Mona Ozouf dont on annonce un nouveau livre pour la rentrée (Le régicide de la Royauté chez Gallimard). J'admire depuis longtemps cette historienne qui est aussi une critique littéraire de grand talent. Chacun de ses livres est un superbe cadeau. Je la verrais bien en académicienne !

J'ai emmené le numéro de Témoignage Chrétien (7 juillet) où est paru mon article intitulé Le mimétisme féministe. Le dossier central est consacré à la morale ecclésiale, sous le titre Sexe, famille, morale : l'Eglise en fait-elle trop ? Après lecture, ma perplexité est totale. Je sens bien certes le poids de certaines critiques et la difficulté de s'exprimer sur ces sujets dans un climat où toutes les valeurs et les normes défendues par l'Eglise sont récusées violemment. Mais la complaisance du dossier à soutenir ce dénigrement m'agace et surtout m'interroge. Où veut-on en venir ? Car face à la critique et parfois la dérision, la contrepartie positive est nulle. J'ajoute que le goût pour la caricature et le dénigrement conduit à méconnaître l'essentiel du sujet. Exemple : on cite pour s'en moquer quelques pages du Lexique, que vient de publier en français le Conseil pontifical pour la famille, mais c'est pour mieux étouffer le livre et ignorer superbement tout ce qu'il peut apporter à la réflexion, y compris de personnes étrangères à l'enseignement de l'Eglise. (le Lexique a été publié chez Téqui)

11 juillet

Je reviens au sujet d'hier. On met en cause le fossé qui sépare l'opinion, "la base", les chrétiens ordinaires, que sais-je, avec les principes édictés d'en haut. Mais il en a toujours été de même. Depuis le Décalogue, on n'a cessé d'assassiner son prochain, de commettre l'adultère, de dépouiller de mille manières son voisin, de mentir éhontément, d'aller de parjure en parjure, d'abandonner ses vieux parents... Est-ce pour cela que le Décalogue avait tort et qu'il fallait le réécrire de A à Z pour aligner le droit sur le fait ? C'est pourtant la conclusion que l'on est incité à tirer de cette charge souvent satirique. Une Eglise "dans le coup" devrait sans tarder s'aligner sur les mœurs contemporaines, avaliser la révolution contraceptive qui pour la première fois aurait donné aux femmes la maîtrise de leur fécondité, ne plus faire un drame de l'avortement qui ne serait qu'un pis à aller, reconnaître joyeusement les droits des homosexuels à l'épanouissement heureux etc. La merveilleuse Eglise que ça serait qu'une telle institution tolérante, ouverte sur les aspirations contemporaines, irrépressiblement moderne et même post-moderne !

Mais c'est tout simplement absurde. D'abord, je suis persuadé que personne ne serait vraiment satisfait d'un tel reniement qui serait unanimement apprécié comme pure démagogie. Même les libéraux-libertaires regretteraient de ne plus avoir en vis-à-vis une institution "répressive", réactionnaire, ringarde, leur offrant l'ineffable satisfaction de pouvoir se gonfler de leur avant-gardisme. Surtout, ce serait un reniement total une apostasie irrémissible avec la certitude d'une prompte disparition.

Un mot à propos de la contraception. Je récuse, personnellement, l'idée que la "pilule" aurait donné la maîtrise de la fécondité aux femmes. Elle leur a donné le moyen d'être infécondes, cela est sûr. Mais comme l'a très bien vu Martin Heidegger, qui, sur ce point, est difficilement réfutable : la technique n'est pas neutre, elle s'empare de l'humain, s'assure de lui, le met à disposition. La révolution contraceptive a tout simplement tué démographiquement l'Europe en la plaçant sous l'emprise de la technique propre à bloquer la fécondité. Je sais bien, c'est dur à entendre, insupportable même. Mais la mentalité contraceptive n'est pas une menace contingente, elle était contenue dans la révolution contraceptive qui incluait le déni de la vie, l'hypothèse avalisée que la fécondité en soi était une menace, voire une agression contre la libre disposition de soi, de son corps, de son temps, de son activité. Une hypothèse, dis-je. Oui une hypothèse de plus en plus accomplie en thèse. La lutte contre la fatalité de la reproduction a tout simplement abouti à son exclusion ou à sa métamorphose en pure contingence. C'est pourquoi je maintiens que le refus de Paul VI en 1968 n'a pas été seulement courageux. Il a été prophétique.

Que l'on m'entende bien. Je n'entends jeter l'anathème sur quiconque. Je me permets de réfléchir, librement sur une réalité sociale dont la visibilité est totale et qu'à peu près personne -en dehors de l'Eglise catholique- n'a le courage de regarder en face.

12 juillet

Radio Vatican est venu me chercher hier dans mon trou de verdure pour m'interroger sur la tragédie londonienne. C'est mon éditorial de France Catholique qui est à l'origine de cet entretien. J'y reprends les idées sur le dialogue des civilisations inséparables du dialogue interreligieux. La question religieuse est déterminante pour l'Islam, communauté des croyants qui englobe forcément l'organisation civile. S'il y a étrangeté du monde musulman par rapport au monde occidental, il tient d'abord à cela. Peut-être y a-t-il dans cette conception quelque chose qui se rapporte à l'indistinction de la foi et de la religion. La fusion est tellement forte que la foi a peine à se distinguer du lien religieux. L'idée m'en est venue ce matin en lisant un livre du cardinal Ratzinger (Foi, vérité, tolérance Parole et Silence) : Il me semble que, pour obtenir une théologie des religions qui soit nuancée, il faudrait tout d'abord préciser clairement les notions de religion et de foi qui, le plus souvent, sont confondues et généralisées.

13 juillet

Hier dans Libé un Rebond d'Elisabeth Roudinesco contestant vivement le dernier livre de Victor Farias. Farias s'est fait connaître chez nous par son essai impitoyable sur le passé nazi de Martin Heidegger. Le voilà s'en prenant à Salvador Allende, son compatriote chilien, dont il martèle la stèle de héros du socialisme. Il faudrait pouvoir juger sur pièces cette charge au canon, dont Elisabeth Roudinesco nous donne un echo sans doute exact, mais qui donne l'envie de se reporter à l'original. Que veut démontrer Farias ? Qu'il y a (ou qu'il y eut) un socialisme qui n'était que le pendant du nazisme, avec un paradigme scientiste commun ? Je comprends que cela mette en colère une militante de gauche. Encore faudrait-il savoir en quoi un tel grief se vérifie, en quoi il s'avère excessif, en quoi finalement il serait trompeur car dénaturant la pensée et la personnalité d'un homme présumé "humaniste".

Ce qui me gène dans la défense d'Allende c'est que l'avocate ne reconnaisse pas la dérive scientiste, eugéniste, et ne mette pas en cause sa philosophie implicite. Plus exactement elle décrit cette dérive mais semble l'excuser comme étant la conséquence obligée de la science de l'époque, notamment de la biologie. Pardon, mais ça n'était nullement anodin. Alexis Carrel, qui, en son temps, fut considéré comme un bienfaiteur de l'humanité -non sans raisons- est aussi, aujourd'hui, l'objet d'un procès pour des motifs identiques. Les formations de gauche réclament que l'on arrache les plaques de rue à son nom, sous le prétexte que ses thèses seraient proches du nazisme. J'ai l'impression que la nouvelle "affaire Allende" ressemble beaucoup à l'affaire Carrel.

Mais voilà. Allende est un héros dont la réputation ne saurait être entachée de nul soupçon. Carrel est un réactionnaire qui mérite ce qui lui arrive. Je ne m'indigne pas, je constate. Mes parents appartenaient à cette génération pour laquelle L'homme cet inconnu (le best-seller de Carrel) constitua une référence très importante. Je suis plus réservé, mais ne me résous pas à traiter son auteur comme un pestiféré, a fortiori un complice du nazisme. C'est sans aucun doute son christianisme qui le retint de sombrer dans un scientisme absolu. Typiquement -si je me réfère à toute une littérature- il appartenait non seulement à un milieu médical, mais aussi à un univers culturel suscité par ce milieu très gonflé par ses prouesses techniques et ses découvertes. La tentation eugéniste fut en quelque sorte le mirage de cette génération imbue de ses pouvoirs démiurgiques dans un climat très "biocratique".

Pour revenir à Salvador Allende, il est possible qu'Elisabeth Roudinesco ait raison contre la thèse générale de Farias. Peut-être celui-ci généralise-t-il à l'excès et certains de ses arguments sont-ils forcés. Je n'ai nulle inclination à diaboliser un responsable politique qui eut, à n'en pas douter ses mérites et ses grandeurs. Si j'étais chilien, comme Victor Farias, il me semble que je chercherais les conditions d'une paix civique qui n'exclut pas la vérité historique. Mais je ne suis pas chilien et je n'ai pas lu son livre...

Au fil de ma lecture de Joseph Ratzinger, une remarque sur "l'enfermement de la raison". Celui produit par les succès de la science pourrait se rapporter au risque scientiste que Carrel et Allende ont côtoyé. Les impératifs catégoriques qui ont assuré son succès (celui de la science) sont par leur prétention à l'universalité, devenu un carcan. Un carcan, en ce sens où le logos, la sagesse, dont ont parlé les Grecs d'une part, Israël d'autre part, est retenu(e) dans le monde matériel et ne peut plus désormais se discuter hors de lui. La science moderne, explique Ratzinger, correspond à un modèle, reconnu explicitement par les intéressés (tel Jacques Monod) comme platonicien. Dans un tel modèle, l'esprit s'affirme mais se réfute en même temps, car il est enfermé dans son monde expérimental qui le vérifie exclusivement. Donc, il est interdit de métaphysique, en quelque sorte, au sens propre du terme.

Cela me fait penser à un homme comme Changeux rencontré il y a quelques années, savant incontestable mais matérialiste affirmé après qu'il ait été de longues années durant chrétien. C'est l'évocation de Jacques Monod qui me rappelle son souvenir ainsi que la problématique scientiste dont il est un des représentants les plus notables. C'est Jacques Monod qui fut à l'origine de cette conversion "matérialiste" au terme de quoi tout se ramenait à "l'éthique de la science". Pendant notre conversation dans la salle de réunion du comité national consultatif d'éthique -c'était en présence de Samuel Pruvot- Jean-Louis Changeux nous réitéra sa répulsion spontanée à l'égard de toute imputation de "scientisme". Mais c'était tout de même bien là la question.

J'admire à quel point le cardinal Ratzinger se montre capable d'intégrer toutes les requêtes de la culture contemporaine -y compris scientifiques- pour repenser la question de la vérité du christianisme. L'étendue de ses lectures m'impressionne, elles recouvrent des domaines très différents. C'est donc que la charge de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, au lieu d'enfermer son détenteur dans un univers rétréci, l'a encouragé, conformément à l'éthos du penseur, à prendre à bras le corps le vaste débat engagé entre la foi et la raison.

Au passage, je remarque son respect pour des personnes dont les travaux ont été examinés par sa congrégation. Ainsi le théologien Jacques Dupuis dont le grand ouvrage sur le dialogue interreligieux donna lieu à une mise au point. Qui pourrait prétendre que Joseph Ratzinger était un juge extérieur aux causes qu'il avait à examiner ? Sa connaissance approfondie du dossier est patente ainsi que la bienveillance qui est la sienne à l'égard de protagonistes auxquels il peut rendre hommage, même s'il est en désaccord avec eux. Sans doute, son jugement est-il parfois sévère sur certains textes ou colloques "interreligieux", mais il est toujours fondé sur des raisons objectives et des convictions supérieures.

Mea Culpa. Les articles publiés à l'occasion du décès de Claude Simon me font regretter mon ignorance crasse d'une œuvre, qui, si j'en crois Pierre Lepape dans Le Monde, a été défigurée : Fabuleuse richesse de ses romans, lamentable malentendu avec le public français. Par facilité, par paresse, Claude Simon a été intégré à l'école du Nouveau Roman. L'écrivain modeste, l'artisan opiniâtre, retiré dans un coin de terre catalane, bien éloigné des théories, des abstractions et des salons où elles se propagent, passe pour le chef de file d'une entreprise avant-gardiste de destruction quasi technocratique du roman. L'écrivain aux longues sinuosités baroques et à la description du plus subjectif et du plus physique des émotions passe pour un grand prêtre de la "littérature objective". Mea culpa vraiment, car j'aurais adhéré par la seule pente du préjugé à ce genre d'opinion faute d'avoir seulement mis le nez dans un roman de notre prix Nobel. Est-il trop tard pour commencer ? Evidemment non. Ce ne serait pas la première fois que je découvrirais sur le tard une œuvre classique. N'est-ce pas dans cette maison où je passe mon été qu'il n'y a pas si longtemps je découvrais les romans de Conrad ? Un des auteurs les plus chers à Claude Simon.

14 juillet

Je crois être un très médiocre hégelien, au sens de la philosophie de l'histoire développée par le grand homme, bien que je sois beaucoup plus sensible qu'autrefois à cette appréhension conceptuelle, tout de même magistrale, de l'élaboration du monde qui se fait. Ne serait-ce que sous l'angle de la culture et de l'évolution de l'esprit. C'est sans doute l'influence de Gaston Fessard et de Claude Bruaire qui m'a ouvert à cette dimension que j'ai notamment exploitée dans mon essai sur l'amour humain, en repérant les étapes historico-culturelles de l'institution du mariage. Il y a donc beaucoup à retenir de cette analyse, solidaire d'un jugement historique qui serait plutôt de nature synthétique. Avec une réserve sérieuse, rédhibitoire, ainsi formulée par Joseph Ratzinger : La tragédie antique interprète l'Etre à partir de l'antinomie du monde qui, fatalement, engendre faute et échec. Dans sa conception de l'idée se développant selon un processus dialectique, Hegel a repris au fond cette vision du monde et il a tenté de présenter, comme espérance d'avenir et en même temps comme solution au tragique, sa réconciliation dans une synthèse embrassant tout. L'orientation eschatologique du christianisme se confond ici avec la vision antique de l'unité de l'Etre, et semble élever en soi les deux, pour tout expliquer. Mais la dialectique reste inhumaine et la réconciliation seulement apparente.

Ce qui est donc problématique dans le système, c'est la respiration de la liberté, la gratuité absolue de la grâce à l'encontre de tout déterminisme violent et l'absence d'une instance qui juge, indépendamment, du bien et du mal. Ceci me permet d'en venir au sujet qui me trotte dans la tête. Je suis assez étonné de l'indifférence de beaucoup de clercs et de catholiques à la dimension historique de Jean-Paul II qu'on a, pourtant, qualifié de "géant de l'histoire". Tout se passe comme si ce quart de siècle, qu'il a si bien dominé de sa personnalité, n'avait pas existé. Pour une raison assez simple : ces gens ne sont jamais parvenus à entrer dans l'intelligence de sa pensée et de son action. Ils ont toujours eu la conviction que ce pape ne faisait que retarder l'inéluctable, l'histoire comme ils l'entendaient. Progressistes, persuadés de coïncider avec l'esprit du temps, ils s'impatientaient de cet anachronisme vivant. Pourtant eux-mêmes vieillissaient, sans parvenir à décrocher de leur illusion avant-gardiste, dépassés par des générations qui ne les comprenaient plus. Si j'étais brutal, au risque d'être quelque peu hégelien, je dirais que Jean-Paul II a fait l'histoire alors qu'eux l'ont bafouillée.

C'est vrai que ce pape pulvérisait les catégories et qu'il est parvenu à libérer par exemple, le progrès et la liberté elle-même des entraves de la dialectique marxiste. Mais ce faisant, il était souverainement indépendant de ce qui pouvait récupérer l'émancipation des années quatre-vingt, notamment une vague libérale, libertaire, consumériste, amorale. Sa force au cœur même de l'histoire était d'être supérieur a toute pesanteur -pour parler comme Simone Weil- parce qu'uniquement soucieux d'être perméable à la grâce. Ce pourrait bien être son miracle à lui : avoir changé la face du monde, brisé la prison des peuples, redonné élan et courage spirituel et avoir ainsi incarné l'histoire, en étant toujours supérieur à ce qu'il y a d'infernal dans la dialectique hégelienne.

J'écris ces lignes en un jour qui n'est pas indifférent à cette philosophie de l'histoire. Dieu sait si la Révolution française a compté dans la marche du temps, dans les accomplissements modernes et qu'elle était elle-même le résultat de toute une évolution culturelle. Sans elle, les théories hégelo-marxistes n'auraient pas vu le jour. Mais elles sont marquées par son amiguïté foncière. Libérale ou totalitaire ? Humanitaire ou violente ? Individualiste ou collectiviste ? Emancipatrice de l'esprit ou persécutrice ? Vectrice d'un nouveau rapport au religieux ou résolument extinctrice de la foi ?

J'ai terminé le livre du cardinal Ratzinger, vraiment subjugué. Mon intuition selon laquelle cet homme avait opéré la traversée de toute la pensée contemporaine se vérifie au-delà de ce que j'escomptais. Je savais bien qu'il s'intéressait à la philosophie politique, mais pas à ce point de pouvoir réaliser ce genre de synthèse époustouflante, en discernant la grandeur de l'ambition des Lumières mais aussi ses échecs. Chez de Lubac et Balthasar on trouve cet intérêt puissant pour le devenir de la pensée qui veut s'émanciper du christianisme, avec des aperçus fulgurants, mais ils ne se sont pas intéressé d'une façon aussi précise -tout au moins à ma connaissance- à la politique proprement dite. Joseph Ratzinger, je présume, pas seulement par intérêt intellectuel mais par désir de comprendre notre temps, jusque dans l'articulation de son rêve de liberté avec la réalisation effective d'une cité moderne, a poursuivi son enquête au plus loin qu'il le pouvait. La précision de ses recherches n'a d'égale que la lucidité de son jugement sur les défaillances, les apories et les erreurs flagrantes de cette épopée de la liberté.

Si j'avais pu l'interroger -après tout, cela m'est arrivé au moins une fois- j'aurais aimé lui demander quelques précisions. Par exemple, à propos de Rousseau, qui me semble profondément contradictoire alors qu'il est souvent théoricien d'une rigueur implacable. Le cardinal voit en lui l'anarchiste mais en même temps l'inspirateur du dérapage de la Révolution vers la Terreur qui serait la conséquence de cet anarchisme. Mais n'y a-t-il pas aussi la mise en œuvre de la théorie du Contrat social avec sa logique totalitaire ? Il est vrai que Dostoïevski avait perçu la conséquence lorsqu'il met dans la bouche d'un des personnages des Possédés : Partant de la liberté infinie, j'arrive au despotisme absolu. J'avoue que je n'avais pas perçu, du moins avec cette force suggestive, cette appréhension d'une pure liberté naturelle : Pour Rousseau, tout ce qui procède de la raison et de la vérité se dresse contre la nature, la pollue, la contredit. L'idée de nature échappe à l'empreinte d'un droit qui, comme loi de la nature, serait préalable à toute institution. Son idée est antimétaphysique, subordonnée au rêve d'une liberté parfaite que rien ne vient réglementer. Elle ressurgit chez Nietzsche pour lequel l'ivresse dionysiaque se pose en antithèse de la sagesse apollinienne et conjure ainsi les contradictions originelles de l'histoire de la religion : les ordonnances de la raison, au côté desquelles se tient Appollon, polluent la griserie libre et débridée de la nature.

C'est vrai qu'il y a tout cela chez Rousseau, et le prolongement du côté de Nietzsche, que je n'avais jamais saisi comme cela, m'impressionne très fort, d'autant que le cardinal discerne comme au sein des Lumières, l'apparition des anti-Lumières avec la haine de l'esprit opposé à l'âme (chez Klage), "destructeur de l'originel, de sa passion, de sa liberté". Le national socialisme pourrait se réclamer de cette orientation. On retrouve par une autre voie ce qu'il y a de totalitaire aux origines de la démocratie. Un totalitaire dont cette démocratie s'émancipe en coïncidant avec l'état de droit, une certaine idée de justice qui organise la cité dans le respect de chacun et de tous.

Au terme, le cardinal ne peut que revenir sur la liberté dont il esquisse une philosophie profonde en contrepoint de l'impasse moderne. J'aime particulièrement la façon dont il met en correspondance philosophie et théologie, notamment à travers une lecture du décalogue et une mise en relation de l'anthropologie avec le mystère trinitaire. J'en conclus : la liberté solitaire, anomique, dionysiaque est une illusion diabolique. Il n'est de liberté vraie que vécue dans la relation entre personnes. Liberté de, liberté pour, liberté avec. On est à partir de, on vit en vue d'un certain but et jamais sans liens intimes avec ses semblables. La Trinité déjà recèle cette triple dimension. L'idole en est totalement dépourvue. Le Dieu véritable "est par nature un véritable être pour (Père), être de (Fils) et être avec (Esprit)". "Et l'homme est justement image de Dieu du fait que ce De, cet Avec et ce Pour constituent sa structure fondamentale."

17 juillet

Les affres d'un essai à commencer. Comme il y a six ans, impossibilité de m'engager dans un sujet sans me plonger subjectivement au cœur d'une expérience existentielle. Il me fallait, en 1999, élaborer une "théorie de l'amour", non pas pour concevoir un amour théorique mais pour rendre compte de l'expérience amoureuse. Il m'est difficile de dire que je veux tenter la même entreprise à propos de l'homosexualité qui, pour moi, ne répond pas aux mêmes critères et aux mêmes exigences. Mais j'ai besoin d'une phénoménologie préalable à toute critique. C'est à cette fin que j'ai lu cette nuit un roman rendant compte assez fidèlement de la psychologie homosexuelle dans le climat actuel, "tolérant", et plus encore complice, toutes les défenses morales ayant disparu sous l'effet de la contagion médiatique. Ce n'est pas seulement bourrage de crâne, mais connivence avec une évolution des mœurs perçue comme irréversible et une empathie à l'égard d'un accomplissement de soi en raison de ses "inclinations naturelles".

Je n'ai pas l'intention de nommer pour le moment le romancier en cause, parce que je ne veux pas en faire une question de personne. Il se trouve que je le connais un peu, pour l'avoir côtoyé à ses débuts professionnels. Il était parfaitement courtois et sympathique. Il me semble qu'il a suivi, en tant qu'homosexuel -j'emploie l'expression, bien que je ne l'aime pas, parce qu'elle enferme l'individu dans une catégorie qui ne saurait vraiment le définir- les changements de mentalité des années 80 et 90, avec une hostilité marquée pour les positions éthiques de l'Eglise catholique. Une réelle réussite qu'explique son talent, l'a conduit à une certaine notoriété. Mais c'est le côté "confession", presqu'intimiste de son roman, qui m'a retenu, parce qu'il est plutôt représentatif de tout un monde qui s'est développé depuis vingt ans au point d'être reconnu par la loi.

Enorme difficulté pour moi : exprimer un désaccord total sans me déclarer "ennemi". Equation impossible : le combat engagé de part et d'autre détermine des camps, et la catégorie ennemi paraît inévitable. Est-il possible au moins de faire admettre qu'il ne s'agit pas de haine ? Ce serait méconnaître que cette haine est utile dans ce combat dont l'homophobie constitue le dispositif premier. Rien de plus symptomatique que l'exploitation par le lobby gay de quelques cris haineux proférés par des individus isolés lors de la manifestation parisienne contre le PACS. Les militants homosexuels n'ont eu de cesse de ramener la manifestation aux cris de quelques forcenés. C'était de bonne guerre ? Oui parfait comme tactique de retournement d'un événement qui, diabolisé, servait d'argument au service de la cause.

J'ai reçu une demande d'intervention sur une question particulièrement délicate : le mal, qui devrait être l'objet de toute une session de réflexion. Je retourne dans ma tête les acceptions possibles du terme, philosophiques, théologiques, éthiques... Impossible de se passer du mal comme repère-buttoir, comme impossibilité morale, comme négativité destructrice de l'être. Mais n'est-ce pas trop abstrait ?

18 juillet

Il me semble que cette question du mal ne prend tout son relief que dans l'ordre théologique et dans ce que Balthasar appelle la Théodramatique, c'est à dire l'engagement trinitaire dans le drame de l'homme et de la création mais le mal s'y nomme le péché, ce qui n'est nullement anodin, car la puissance désintégratrice du négatif atteint désormais Dieu blessé dans son amour pour les hommes, ce qui laisse pressentir la tragédie qui trouvera son dénouement sur la croix.

On peut sans aucun doute discerner le drame dans l'homme lui-même, d'autant plus qu'il apparaît lui aussi blessé, et de plus en plus gravement, à travers une oppression qui atteint son intégrité physique et morale. Ainsi le travail du négatif n'est perceptible que parce qu'il corrode une positivité. Le mal en soi n'existe pas. Mais il peut y avoir une volonté explicite de nuire, de détruire, de causer le plus de dommage possible. Le malin et non pas le mal en soi. Mais voilà que ma recherche présente et mes lectures me contraignent à reprendre le sujet dans des directions diverses. Mon travail sur l'homosexualité me renvoie au personnage de Jean Genet qui se voulut une sorte d'incarnation du mal. Qu'en penser ? J'ai lu là dessus un texte intéressant de Georges Bataille commentant Sartre. Autre direction de recherche : Jean-Pierre Dupuy entreprend une "métaphysique du tsunami". Enfin George Steiner s'interroge sur "la tristesse de la pensée". Il est trop tôt pour dire si ces trois directions suscitent de ma part un approfondissement des problèmes et mystères du mal.

19 juillet

Grand intérêt du petit essai de Jean-Pierre Dupuy (au Seuil). Je demeure toutefois un peu sur la réserve. Autant je suis touché par l'utilisation qu'il fait des textes de Leibniz, Voltaire et Rousseau sur la catastrophe de Lisbonne, autant je m'interroge sur sa thèse générale. Il est très pessimiste et considère que la planète va à la catastrophe à tout point de vue. Le danger est omniprésent, depuis Hiroshima avec le feu nucléaire. Le réchauffement de la planète va s'amplifier avec la croissance économique des trois nouvelles puissance, Chine, Inde, Brésil... Nous irions, incapables de réagir, vers le pire. Peut-être. Ainsi Auschwitz était une fatalité, inscrite dans le destin de la technique. Eichmann, agent zélé de l'extermination, n'était-il pas considéré par Hannah Arendt comme de "courte vue".

Je comprends ou crois comprendre cette vision. Mais j'ai quand même quelques objections. Pour Hannah Arendt Eichmann définissait-il strictement le système nazi ? A Auschwitz, il n'y aurait pas de pourquoi. "Pas de pourquoi, uniquement des causes, aussi aveugles et privées de sens que celles qui font qu'une vague détruit une vie ici tandis qu'elle en épargne une autre là." Je ne puis être d'accord jusqu'à ce point de généralisation. Il y avait bien un dessein exterminateur chez Hitler et quelques responsables au sommet, avec l'intention délibérée d'obérer tout sens moral. Cela je l'ai lu chez Arendt. Par ailleurs, si Lanzmann ne veut pas poser cette question du pourquoi, c'est, me semble-t-il, dans l'intention de "diriger sur l'horreur un regard frontal", c'est à dire appréhender l'horreur nue, sans détour aucun, sans échappatoire. Il me semble qu'il n'était pas d'accord avec Hannah Arendt sur l'analyse du cas Eichmann.

Mais au total, Jean-Pierre Dupuy fait singulièrement réfléchir "dans ce grand mouvement panique à quoi ressemble chaque jour d'avantage l'histoire mondiale". Je l'ai rencontré il y a une trentaine d'années avec Paul Dumouchel, alors qu'ils venaient de publier "l'enfer des choses", un essai qui tentait d'utiliser la pensée de René Girard pour l'analyse de l'économie moderne. Il n'a pas changé dans ses convictions les plus fortes, notamment à propos d'un productivisme effréné précipitant la terre à la ruine.


17 août

Vive émotion, ce matin, en apprenant par la radio la mort du frère Roger, le fondateur de Taizé. Cette mort par agression est infiniment douloureuse, elle ne peut qu'affecter toute cette communauté qui s'en trouve bouleversée, ainsi que tous ceux qui suivent depuis longtemps le développement d'une œuvre si singulière. La dernière image que je conserve du cher Roger Schutz, c'est celle de sa communion de la main du cardinal Ratzinger aux obsèques de Jean-Paul II. Pour moi, elle illustre la grandeur de l'entreprise mais aussi son extrême audace. Taizé était parfois l'objet de vives critiques de protestants (d'autorités notamment) qui ne se reconnaissaient plus dans la doctrine et les rites de la communauté. Réconcilier tous les frères chrétiens, Roger Schutz ne pouvait l'envisager que par le haut, et il devait en arriver nécessairement à la communion totale qui est eucharistique. Cette fin tragique signe -évidemment en dehors de toute volonté de la malheureuse qui lui a porté les coups fatals- une sorte de martyre qui héroïse et plus encore identifie au Sauveur celui qui ne voulait que réconcilier.

18 août

J'écoute la retransmission des JMJ et mesure une nouvelle fois l'inanité de beaucoup de commentaires sur l'absence prétendue de charisme de Benoît XVI. Le contact avec les jeunes se réalise parfaitement. Je lis parallèlement un portrait du pape sous la plume de Marcelle Padovani dans Le nouvel observateur. Avouons le : je m'attendais au pire. Non que je mésestime le talent de ma collègue que je lis depuis bien longtemps. J'avais fait sa connaissance à Rome dans les années 80 et en garde un bon souvenir. Culturellement "de gauche", elle a suivi les évolutions intellectuelles de son milieu italien -de l'utopie d'hier au "réalisme" actuel il y aurait beaucoup à dire, en évoquant Gramsci et bien d'autres, l'ère Berlinguer c'est à dire un monde perdu... Son papier est "honnête", sa conclusion astucieuse. Je ne dis pas que tout soit aussi "bien vu" mais il y a un bel effort. Je dis cela avec un sourire dépourvu de condescendance, car je mesure la performance d'une "militante" qui essaie vraiment d'analyser et de comprendre, en donnant par exemple la parole à Vittorio Messori, qui, franchement, n'est pas de son bord. Je fais une sérieuse réserve sur la période conciliaire où le jeune théologien est censé tenir la plume de "cardinaux progressistes". Le sens des mots est aussi flottant qu'est mouvante la perception journalistique, voire idéologique des événements. Quelques bonnes formules : Des premiers pas qui révèlent un personnage complexe, impossible à résumer, encore moins à liquider, d'une phrase lapidaire. Après quatre mois de pontificat, on devine un homme qui n'hésite pas à montrer sa timidité, son érudition et son pessimisme. Et encore : Ce pessimiste est avant tout un homme lucide, qui se battra pour que foi et raison soient complémentaires. Un orthodoxe ? Oui. Un "théo-con" de l'espèce des intégristes chrétiens qui entourent George Bush ? Impensable.

Etonnante allocution du Président de la République fédérale d'Allemagne qu'on imagine pas chez un responsable français, forcément contraint à la langue de bois de la laïcité.

19 août

A écouter les infos ce matin sur les différentes chaînes, l'événement de Cologne fait son chemin. Vertu des images ? Sans doute. Le système médiatique réagit toujours comme cela, avec la chance qu'une réflexion sérieuse finisse par émerger ici ou là. La grâce semble échapper aux pesanteurs qui ne cessent de tirer vers le bas, et il arrive même à ceux qui croient malin de ressasser leur démagogie d'apparaître ridicules... Un collègue, toutefois, si j'en crois la revue de presse de France Inter ne veux pas s'en laisser conter et se révolte même contre la prétention catholique à tout bétonner dogmatiquement, comme s'il y avait une seule voie obligatoire vers la vérité. Ce journaliste du Courrier Picard n'énonce rien de vraiment neuf. Il n'en mériterait pas moins une discussion sérieuse -l'accepterait-il ? Sur le dogme, la vérité, la tradition catholique. Je ne puis présumer de ses sentiments personnels, de sa culture, de sa connaissance réelle de ce qu'il conteste et de ce qui l'insupporte. Mais il y aurait tant à dire, et d'abord ceci. Quel que soit l'appareil "dogmatique", "magistériel" de l'Eglise catholique-romaine, personne, y compris le plus fidèle des fidèles n'est dispensé d'une démarche rigoureusement personnelle qui lui permet d'adhérer ou non a ce que la foi lui propose. Tout l'encadrement spirituel du monde n'empêchera pas que l'essentiel se passe dans l'ordre de la charité, le plus intime qui soit, et que dans cet ordre la démarche est toujours pérégrinale, pour reprendre le mot de Gabriel Marcel.

Quant au dogme, qui semble être la catégorie la plus maudite qui soit depuis les Lumières, il est, à mon sens, l'objet d'une méprise totale. Loin d'être une barrière pour la pensée, il constitue un tremplin et il stimule bien plus qu'il n'interdit.

Forte impression de la visite de Benoît XVI à la synagogue de Cologne. A associer aux propos du cardinal Lustiger au Monde d'hier soir. Les retrouvailles avec les frères aînés pourraient aboutir à des défenses communes de convictions qui se rattachent au décalogue.