Journal - Janvier 2006

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1er janvier

Le passage à la nouvelle année s'est fait pour nous dans la maison si amicale et familiale au pied du Vercors. Je n'ai pas entendu les vœux du président. J'espère les lire dans la journée. Après les mois tendus de l'automne, que nous réserve 2006 ? J'ai lu Nicolas Baverez, reprenant son discours bien rôdé sur un pays en panne, qui serait la risée de l'Europe. De ces objurgations je ne retiens pour ma part que l'appel à la responsabilité et à l'innovation -au sens de François Perroux. Nous avons besoin d'hommes d'entreprise courageux. A ce propos, j'avoue avoir été très impressionné par cet ancien patron, fabriquant de chaussures de luxe à Romans, non loin du lieu où j'écris, qui a repris la conduite de l'entreprise qu'il avait vendue au moment de sa retraite. Une retraite très dorée. Son ancienne entreprise périclitait, licenciant ses employés, bousculée par les règles implacables de la mondialisation ? Et bien il en reprend la tête pour conjurer la fatalité. Je lui souhaite plein succès. Son exemple pourrait être contagieux, s'il parvenait à surmonter "le déclinisme français".

L'année précédente aura été notamment celle de la célébration du centenaire de la fameuse loi de 1905. J'ai été plutôt discret sur le sujet dans mes diverses tribunes, alors que le livre d'Emile Poulat m'avait particulièrement retenu lors de sa parution (Notre laïcité publique, Berg International). Cette réserve était mi volontaire, mi involontaire. La notion de laïcité -tant célébrée en France- demeure redoutablement ambiguë. Charles Péguy l'avait bien discerné à l'époque, en réclament une séparation de la République et de la métaphysique rationaliste. Quand les francs-maçons défilent publiquement pour célébrer 1905, ils affichent clairement le fond des choses. La séparation de l'Eglise et de l'Etat dans l'esprit de beaucoup n'avait rien d'innocent. Elle consistait à désengager non seulement l'Etat mais la société dans son ensemble de l'emprise religieuse pour lui substituer une autre emprise. Sans doute, Aristide Briand avait-il changé l'esprit du projet de loi en lui ôtant une partie de son agressivité anti-catholique. La volonté de prétendue émancipation n'en était pas moins avérée. Et cela jouait pour réduire au minimum l'influence de l'Eglise catholique.

Il faut un René Girard aujourd'hui, pour oser l'affirmer sans complexes. Cette loi fut, dans ses effets, antireligieuse et sa logique se poursuit aujourd'hui pour réduire l'Eglise à une situation minoritaire, n'étant plus qu'une communauté parmi les communautés. Je regrette de n'avoir pas vu l'émission de Giesbert où Girard a fait sa sortie sur 1905, provoquant, paraît-il, un silence éloquant. Ai-je été défaillant sur le sujet ? Je m'interroge honnêtement. Jamais, je n'ai occulté la charge violemment agressive de la Révolution et de son héritage à l'égard du catholicisme. Il est vrai aussi que j'ai défendu le principe de séparation comme la conséquence nécessaire d'une situation historique. L'Eglise, en gros, pouvait-elle demeurer "service public" dans un système qui lui était devenu étranger, et même hostile ? La liberté religieuse est un rare bienfait lorsqu'elle vous immunise contre un système idéologique officiel. Finalement, on pourrait reprendre autrement le débat, en se demandant si 1905 à stoppé l'offensive antireligieuse ou l'a doté d'un autre type d'efficacité.

5 janvier

Le jeudi, il y a toujours une masse d'articles à avaler. Je m'en tire assez bien, avec toutefois le sentiment d'avoir souvent survoler beaucoup de sujets qui demanderaient des journées d'études. Et puis il faudrait lire tous ces livres présentés dans les suppléments littéraires des quotidiens et dans les hebdos ! Ils sont souvent volumineux. Lirai-je le Sollers (auquel je suis rarement infidèle, au prix de déceptions certaines compensées par des complicités et des bonheurs esthétiques) ? Le Paul Veyne sur l'empire romain est bien tentant, mais il y a aussi un livre sur Byzance... Toute cette presse "en crise" au moins économique, j'y suis terriblement attaché. Au point d'avoir été traumatisé l'autre semaine par un jugement de Jean-Marc Lech avec lequel, il est vrai, je n'ai guère d'affinités (bien que son caractère abrupt, sa timidité et ses maladresses le rendent plutôt intéressant). Le grand "sondeur" ne déclarait-il pas que si les quotidiens manquent de lecteurs, et de lecteurs jeunes, c'est qu'ils leur sont devenus "illisibles" parce que trop compliqués. J'ai traduit pour ma part : il y a de moins en moins de lecteurs parce qu'il n'y a plus de culture générale... C'est plutôt terrifiant.

Et pourtant ! Les problèmes posés au jour le jour ne nécessitent-ils pas une réflexion qui a besoin de toutes les ressources de la culture, dans ses divers registres ? J'y pensais assez intensément en lisant le hors-série du Nouvel Observateur sur le conflit ouvert par les créationnistes américains contre le darwinisme. Pour prendre la mesure d'une énigme comme celle de l'évolution il faut avoir à l'esprit les données les plus compliquées et les plus problématiques d'une affaire qui n'est pas née d'hier et sollicite par ailleurs toutes les traditions et tous les courants intellectuels qui l'ont précédée. Je m'aperçois que je ne m'y suis intéressé que de façon dispersée et qu'il faudrait y revenir très sérieusement. C'est en cours, si j'ose dire. Avec les moyens du journaliste qui ne cesse de passer d'un sujet à l'autre. J'ai reçu ce matin le petit livre du père Jacques Arnould Les créationnistes (au Cerf, paru en 1996).

Je suis assez estomaqué par la virulence d'un certain athéisme qui s'exprime ici ou là (dans le hors-série du N.O.) et qui veut faire endosser par la science la négation du message de toutes les religions. Comme le dit Dominique Lecourt : Il faut bien avouer que bien souvent dans les discussions autour de l'évolution, c'est dogme contre dogme. Dogme des créationnistes contre dogme des scientistes, avec cette nuance capitale, c'est que, pour reprendre l'expression du même Dominique Lecourt, le créationnisme est une sorte de scientisme théologique.

Il y a déjà longtemps (dix, quinze ans ?) j'avais regardé une cassette très explicite des créationnistes américains qui m'avait étonné sans vraiment m'ébranler. Mais je n'ai pas très envie de formuler un jugement global sur le phénomène. Je préfère m'informer un peu plus substantiellement. Mon simple réflexe philosophique (qui n'est pas exclusif d'autres réflexes) se rapporterait à l'interdit posé par le scientisme sur la légitimité d'un questionnement métaphysique. Nul ne l'explique mieux que Joseph Ratzinger dans un texte publié aujourd'hui dans La Vie. Il s'agit du débat avec l'italien Flores d'Arcais, philosophe athée, dont Le Monde avait déjà publié des extraits. A un moment, le cardinal définissait ainsi le point le plus sensible de la discussion à propos de l'évolution : En dernière instance, la question est de savoir si la raison ou le rationnel est ou non au commencement de toute chose et tient sur son propre fondement. La question est de savoir si le réel a surgi sur un fond de hasard et de nécessité, à partir de l'irrationnel. Cette question dernière ne peut plus être tranchée par des arguments relevant des sciences de la nature, et même la pensée philosophique se heurte ici à ses limites. En ce sens, il n'existe pas de preuve ultime pouvant garantir l'option chrétienne. Mais la raison peut-elle renoncer à la priorité du rationnel sur l'irrationnel, à l'initiative première du Logos sans s'abolir elle-même ? Rendez-vous avec le livre qui sort ces jours-ci aux éditions Payot-Rivages (Est-ce que Dieu existe ? Dialogue sur la vérité, la foi et l'athéisme).

A propos de Sollers, son entretien à La Vie m'a passablement agacé. Si c'est ça son roman ! Un nouvel avatar nietzschéen, non pitié. On n'en a assez vus comme ça.

Edwy Plenel est drôle de bonhomme. La pause morale qu'il prend dans Procès (Stock) que j'ai lu hier soir, n'est sûrement pas insincère. Il y croit dur comme fer, et pourquoi lui refuser sa vérité intérieure ? Je n'ai pas apprécié du tout Le Monde qu'il a dirigé et nos divergences sont sérieuses. Pourtant, je ne lui ai pas été hostile d'emblée. Même si je n'ai pas gardé mémoire de la note de lecture que j'avais écrite pour le Quotidien de Paris sur son livre à propos de l'école -elle n'est malheureusement pas passée- j'avais dit du bien d'un autre de ses livres et il m'en avait remercié. Je doute qu'il me sache gré de la chronique que je consacrerai à son petit ouvrage. Il s'y défend des attaques dont il fut l'objet, depuis La face cachée du Monde de Pierre Péan et de Philippe Cohen. J'espère faire part de mes fermes désaccord sans blesser. La polémique sera vive sans qu'elle soit ad hominem.

8 janvier

Mais si ! Il y a dans mon papier un aspect ad hominem indiscutable. Est-il blessant ? Je me dis aujourd'hui que c'est possible. Non sans quelque trouble. Il y a la discussion de fond sur la possibilité de faire une presse libre aujourd'hui, dans les conditions économiques de dépendance qui sont les siennes. Mais il y a aussi l'équation Edwy Plenel, sa formation trotskiste, son mélange d'idéalisme et de dureté idéologique, son adhésion à des courants politiquement corrects. Ce n'est pas tendre, même si par ailleurs, j'admets la complexité de l'homme, sa sensibilité extrême. Sur le moment, on écrit sur son inspiration, en croyant exprimer une analyse pertinente. Et les mots que l'on croit bien ajustés peuvent faire mal. C'est pourquoi on doit faire très attention.

14 janvier

J'avais lu l'entretien de Serge Moati avec le cardinal Lustiger. Mais le même entretien vu à la télévision prend la densité de la parole et du souffle, d'autant que l'on sait combien le cardinal souffre de sa voix. Il n'en est pas moins tout à fait audible. Son témoignage, magnifique, m'a été droit au cœur, car avec son accent testamentaire il rejoint mes propres interrogations sur le temps présent et le proche avenir. Etant de la génération suivante, je me sens complètement solidaire, complètement impliqué, avec la conscience d'être encore partie prenante de ce qui va se jouer dans les vingt prochaines années, sans être sûr d'être acteur. Témoin, j'espère n'être pas muet, transmetteur de ce qu'il est possible de transmettre aux nouveaux ou aux plus jeunes. Oui, ce sera probablement très difficile. Mais comme le cardinal, je reste persuadé qu'il y aura des gens attachés à la vérité et à la liberté et qui ne se laisseront pas faire.

Comme je comprends que le cardinal fasse le vœu -souriant- que la Providence lui accorde depuis le ciel de se rendre compte de ce qui se passera ici-bas dans les proches décennies. Comment ils s'en tirent ! L'aventure continue, l'enjeu reste le même. Mais les conditions d'existence transforment profondément les modes de témoignage et de transmission. Avant d'en venir à cette conclusion testimoniale Serge Moati avait interrogé le cardinal sur l'évolution des médias et la difficulté de plus en plus grande à y faire entendre une parole vraie. D'où la création de KTO, petit espace de liberté pour une parole qui ne s'exprime sûrement pas dans le style des télévangélistes. Or, justement, l'existence de KTO est menacée, ces jours-ci, des décisions graves doivent se prendre qui détermineront le sort de cette flamme fragile...

C'était un des principaux sujet de conversation jeudi soir, lors de la réception donnée au palais abbatial de Saint Germain des Prés pour le départ de Marie-Caroline de Marliave, qui, pendant quatre ans, a fort bien assumé sa tâche au service de la communication de l'épiscopat. Toute la presse catholique était là ainsi que les informateurs religieux. J'ai eu l'impression d'une convergence assez unanime sur un recentrement qui rend dérisoire certains clivages passés...

15 janvier

Brusquement, en lisant Anne-Marie Pelletier, une intuition à propos du célèbre verset du Magnificat, "il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles". Il est, le plus souvent, compris à contre-sens et nous sommes tous, d'autant plus ou moins portés à intégrer ce contre-sens qu'il est rarement mis en lumière. Comme l'écrit A-M Pelletier, on est tenté de lui donner une application de militance politique alors qu'il est "l'expression même du cœur pauvre, qui croit que Dieu est assez puissant pour lui faire justice". Le rêve révolutionnaire de substituer aux méchants, aux riches, aux exploiteurs, les bons, les pauvres, les exploités ne souffre que de l'illusion démentie constamment par l'histoire. La montée au pouvoir des exclus d'hier -ou des prétendus tels- produit souvent des "méchants" pires que ceux auxquels ils ont fait suite et crée de nouveaux exploités et persécutés, ceux que le Magnificat distingue comme des humbles et à qui il rend justice. Certes, un tel constat ne doit pas conduire à un noir pessimisme historique, s'il constitue un démenti au progressisme plus ou moins naïf. Il y a un raisonnable espoir de transformer les situations d'injustice et d'honorer les humbles. Et parfois, il faut forcer le destin... en faisant en sorte de ne pas créer les conditions du pire.

Je n'ai pas vu le film Marie-Madeleine d'Alberto Ferrara, où Juliette Binoche joue le rôle central. Une discussion est née dans laquelle je ne pourrai m'insérer qu'en pleine connaissance de cause. Mais j'ai réfléchi sur deux pièces du dossier : un entretien de l'actrice avec Frédéric Lenoir dans Le Monde des religions et la lecture de quelques brèves pages de l'évangile de Marie traduit à la Pléiade (Ecrits des apocryphes chrétiens). L'entretien met en présence d'une personnalité attachante, engagée dans une quête spirituelle non médiocre. Certes, l'insistance sur dialogue avec l'ange, qui est pour moi un souvenir ancien, laisse planer une touche énigmatique. Je préfère ce qu'elle dit sur les évangiles, celui de Saint Jean. Reste la façon dont elle comprend Marie-Madeleine et l'émergence du féminin. Pourquoi pas  ? Mais les données du texte apocryphe sont extrêmement ténues. Marie-Madeleine aurait reçu une révélation personnelle d'en haut dont elle fait bénéficier les apôtres troublés par le départ de Jésus. N'est-ce pas le thème de l'initiation qui prévaut ici, celui de "la connaissance véritable" où s'unifient l'âme et l'intellect ? Cette initiation se justifierait aussi par le fait qu'elle a été la plus aimée.

Je n'ai aucune envie de mal juger une démarche personnelle qui rejoint souvent la voie évangélique. Il est permis toutefois de se demander si la promotion de la figure de Marie-Madeleine comme inspirée et atypique par rapport à la typologie féminine ecclésiale (la vierge, la mère, la prostituée -c'est du moins ce que dit Juliette Binoche) ne correspond pas à la tendance actuelle à privilégier ce qu'on appelle les spiritualités comme libre chemin de l'esprit. Cette tendance n'est pas dépourvue d'inclinations gnostiques et d'appréciations péjoratives envers une Eglise décrite sous des aspects assez mesquins. Cette primauté donnée à la subjectivité est très contemporaine. Elle n'est pas dépourvue de préjugés, elle ne discerne pas toujours les lumières qu'elle dédaigne. Mais dans ce cas précis, elle suscite une sympathie qui s'accorde à la conscience droite.

C'est le Canard enchaîné qui, sans doute, est à l'origine d'une "indiscrétion" qui fait jaser ici et là. A la fin d'un repas à l'Elysée, Bernadette Chirac aurait demandé à Monseigneur di Falco de dire "les grâces". Devant un président "livide" et sa fille tout aussi mal à l'aise, l'évêque de Gap se serait exécuté. En dépit de la recommandation de Claude, l'affaire se serait immédiatement ébruitée. En tout cas, elle suscite de vertueuses remontrances. Ainsi celle d'Eric Zemmour et de Christophe Barbier, dont j'apprécie les échanges vivants et piquants sur I télévision. L'ami Eric invoque l'exemple du général de Gaulle qui jamais (ou presque) ne communiait au cours des messes où il représentait l'Etat. Tout de même ! Le repas de l'Elysée n'avait pas un caractère officiel ! Et puis, dans ce domaine, le général faisait pire que dire les grâces, il faisait célébrer des messes, souvent par son neveu père blanc qui venait -me semble-t-il- dans la chapelle de l'Elysée. Dans mes souvenirs, c'est madame Coty qui avait fait réhabiliter cette chapelle non utilisée par les prédécesseurs du dernier Président de la Quatrième République.

Cela pour la petite histoire ! Mais le général a fait bien d'autres entorses à la laïcité. C'est lui qui entonna le Magnificat à Notre Dame pour la libération de Paris et c'est lui aussi qui choisit la cathédrale de Reims comme symbole de la réconciliation franco-allemande, pour une messe en sa présence et celle du chancelier Konrad Adenauer.

18 janvier

L'autre soir, à KTO, Mgr di Falco m'a raconté la véritable histoire des grâces à l'Elysée. Ce n'est pas Bernadette, mais Jacques Chirac qui est à l'origine des grâces, pour la bonne raison qu'il regrettait que l'évêque de Gap n'ait pas récité le bénédicité au début du repas. Ce dernier s'est donc exécuté à la fin, sur un ordre impératif de Mme Chirac. Il était un peu dans ses petits souliers, parce que les 70 invités n'étaient pas tous, loin s'en faut, catholiques. C'est donc par un petit discours qu'il commença, pour saluer tout le monde, très œucuméniquement. Ce qui lui permit de glisser sa prière à destination de ceux qui partageaient sa foi et conclure par un signe de croix.

Je me suis empressé de communiquer à Eric Zemmour ce récit. Il m'en a vivement remercié et nous avons un peu échangé sur les paradoxes du général. J'ai oublié de lui citer cette phrase qui explique beaucoup de choses : "L'Etat est laïque, mais la France est chrétienne."

Samedi prochain, je participe à un petit colloque sur politique et christianisme à l'enseigne de Saint Thomas More. J'avais d'abord prévu de traiter de la "différence chrétienne" sur fond de philosophie commune du bien commun. Et puis à mesure que l'échéance se rapproche, il m'est insupportable de réfléchir et de parler dans l'ignorance et l'indifférence de la pensée propre à l'auteur de l'utopie. J'ai donc réuni vite fait une petite bibliographie et me suis remis en mémoire la biographie de cette magnifique figure dont le cinéma s'est saisi pour nous donner un si beau film : Un homme pour l'éternité.

Je suis frappé par ce moment privilégié de l'humanisme chrétien de la Renaissance. Je pense au développement de la pensée, non séparable, certes, des déchirements de l'époque. Une orientation intellectuelle me séduit. Ce Thomas More, ami intime d'Erasme et admirateur de Pic de la Mirandole, réussit l'alliance de l'humanisme et de la foi, de la plus large ouverture à tous les registres de la culture en plein mouvement et de la réflexion la plus exigente sur le patrimoine chrétien. C'est, en somme, la préfiguration des Lumières, mais sans la hargne anti-religieuse du XVIIIe siècle.

Surtout, ne pas croire que "l'utopisme" de Thomas s'explique par un messianisme exalté, proche d'un évangélisme naïf qui se passerait des médiations naturelles. On note chez lui un aristotélisme bien assis et même un "positivisme" auquel n'échappe aucune contrainte de la vie politique et sociale. C'est peut-être en ce sens que je pourrais adapter mon premier schéma d'exposé à la pensée du grand homme (et du saint) qui nous réunit. Certes, la différence chrétienne n'apparaît pas directement dans l'utopie qui est un texte pré-chrétien. Justement, la différence ne peut se passer du substrat politique qu'elle perfectionne par la charité.

Quel séisme moral que cette enquête parlementaire sur le scandale judiciaire d'Outreau ! Ça fait vraiment très mal ! On en est presque terrifié pour le juge responsable principal de cette série de catastrophes humaines en chaîne. Comment va-t-il se comporter devant ses victimes ? Rester sur sa ligne d'impeccabilité ("Je ne ferai aucune excuse") est proprement absurde. Sans doute pourrait-il arguer que l'unanimité qui le condamne aujourd'hui contraste avec celle qui vouait à la vindicte les suspects de toute affaire de pédophilie. Mais ses erreurs apparaissent si patentes que continuer à les nier relève de l'aveuglement ou d'une rigidité psychologique insupportable. Pourquoi ne pas reconnaître sa bévue, en prenant conscience de l'environnement qui l'a conditionnée ?

19 janvier

En même temps que je lis la presse abondante du jeudi, il m'est impossible de ne pas suivre en même temps la commission parlementaire. Ce sont les avocats qui parlent ce matin. C'est plus technique qu'hier, ce n'en est pas moins existentiel. Et tout aussi accablant. La justice française devra surmonter cette épreuve d'une façon ou d'une autre. Mais elle ne restera pas indemne de cette suspicion qui plane désormais sur elle. Je n'ai jamais été un "idéaliste" de la justice humaine. Les séries américaines nous montrent à quel point il y a un côté guerrier dans cet affrontement impitoyable qu'est un procès. "Faire confiance à la justice de son pays" est une formule stéréotypée qui ne m'a jamais convenu, parce que j'ai toujours eu conscience de la fragilité de l'institution. Le fiasco est toujours possible même si les meilleures conditions sont réunies. Et comme il s'agit d'une joute guerrière, ceux qui l'emportent le doivent aussi à leur combativité. Il faut souhaiter que le droit, l'équité et la vérité trouvent leur compte dans cette histoire compliquée... C'est mon côté anarchiste que j'avoue sans vergogne. Certes, il n'y a pas de société sans institution, pas de société juste sans justice, mais les institutions sont faillibles. Et dans certains cas non généralisables, il vaut mieux s'en passer...

Voilà bien longtemps que la coupole de la chapelle de la Pitié Salpétrière me fait rêver, ainsi d'ailleurs que l'imposante façade de l'hôpital. On m'avait dit cette chapelle immense... Hier, j'ai enfin franchi le pas. Venant à pied de la place d'Italie pour rejoindre la gare de Lyon, je suis entré dans la cour et j'ai accédé à cet impressionnant édifice. De fait, le sanctuaire est très grand, avec plusieurs nefs ordonnées autour de la coupole. Le jeune aumônier célébrait la messe en plein après-midi. Je me suis associé à l'assemblée (une trentaine de personnes). La pensée de Michel Foucault, qui est mort ici, s'est imposée à moi. Cet établissement n'était-il pas emblématique pour lui du "grand enfermement". On peut certes discuter ce que cette thèse à d'abrupt et d'un peu systématique. Mais je suis très sensible aux correspondances symboliques que m'imposent les "lieux de mémoire". Le souvenir si vivant pour moi de l'auteur de l'histoire de la folie (éditée par Philippe Ariès !) me conduit spontanément à l'évocation et à la prière.

20 janvier

Conférences, hier soir, aux cercles littéraires du Roseau d'or, du père Xavier Tilliette et de Dominique Millet-Gérard sur Paul Claudel. Mon amitié pour ce savant jésuite, honneur de la Compagnie, m'imposait de venir l'écouter mais aussi l'intérêt que je porte aux travaux de Dominique Millet-Gérard sur l'œuvre claudelienne. J'ai été un peu surpris -mais nullement fâché- du caractère presque intimiste de cette soirée où l'on a surtout parlé des aspects les plus secrets de la biographie de l'auteur de Partage de midi. Le père Tilliette sait tout de l'origine réelle de la somptueuse dramaturgie du poète. Quant à Dominique Millet, c'est une étude très ciblée des correspondances ecclésiastiques de Claudel qu'elle nous a offerte, avec des aspects bien émouvants et révélateurs de ce que pouvait être le clergé a ce moment précis de notre histoire.

22 janvier

Forte impression d'un homme pour l'éternité, la pièce de théâtre de l'anglais Robert Bolt, cet agnostique fasciné par la figure de Thomas More. La pièce est admirablement jouée par une troupe d'évidence éblouie par son héros historique. La personnalité de Thomas y apparaît, conforme à ce qu'on sait de lui. L'intrigue est rigoureusement fidèle -me semble-t-il- au conflit avec Henri VIII. Le dénouement dramatique concentre la protestation de la conscience face à l'inacceptable moral. Antigone ? Peut-être et même sans doute, mais avec l'actualisation moderne qui nous impose un examen sans complaisance de nos crises de conscience. Non, l'Etat n'a pas tous les droits. Le suffrage ne lui confère pas une légitimité propre à le rendre arbitre du bien et du mal. C'est pourquoi le droit à l'objection de conscience est si important en matière grave. Si celui-ci n'est pas reconnu, l'exemple de Thomas s'impose. Justement, un tel exemple frappe à la fois par son inflexibilité et par sa modération. Inflexible, il ne cédera rien. Modéré, il ne cassera rien, sûrement pas l'Etat, sûrement pas la légitimité royale et l'ordre institutionnel dont il fut si bon serviteur. Son silence à lui seul, comme il est dit dans la pièce, est assourdissant.

Le colloque d'hier m'a appris aussi des choses bien intéressantes. Notamment, Philippe Bénéton, bon connaisseur et analyste avisé de l'œuvre de Thomas More. J'ai été mis ainsi en garde contre l'interprétation de l'utopie imposée par beaucoup de traducteurs qui ont voulu mettre de la cohérence là où l'auteur avait décrit une joyeuse incohérence. L'humour indélébile de Thomas inspire cette île fortunée qu'il ne prend pas au sérieux, même si son invention est l'occasion pour lui de projeter des idées de réforme et de transformation, par contraste avec une Europe déchirée et des institutions en péril.

23 janvier

La belle revue Conférences, publiée à Meaux, nous offre dans sa livraison d'automne 2005 un article du père Xavier Tilliette, qui a déjà provoqué quelques remous dans la Compagnie de Jésus. Il s'agit d'une réflexion-méditation du religieux sur l'évolution de son ordre. Le ton est assez amer et la réalité décrite est aux couleurs d'un désenchantement qui fait mal. Je m'étais persuadé que les jésuites, avec leur formation et leur expérience, avaient les nerfs assez solides pour résister au démantèlement. Il n'en a rien été et nous avons suivi, et même précédé le comportement du clergé diocésain et des autres ordres : la décléricalisation, la déclergification. Si l'esprit a été souvent sauvé, la lettre a disparu, comme la clôture et la cloche, les habits et le décor. Le réfectoire, ce lieu de l'unanimité et de la convivialité, ressemble à une cantine d'usine, on va à la communion les bras ballants ou derrière le dos, une démarche négligée qui ne traduit pas une vie intérieure très intense. Il y a encore des paroles plus dures dans cette confession qui est aussi un petit mémoire sur une vie entière dans une compagnie que l'auteur ne reconnaît plus. Les supérieurs en prennent pour leur grade avec notamment le rappel de l'affaire Danielou : Mais quelque chose s'est brisé en moi lors de la mort humiliée du cardinal Danielou. Dans ce triste épisode, j'ai perçu la couardise et aussi la crédulité des supérieurs, non moins que la vilenie de certains confrères avides de scandales et jaloux. Ce fut un épisode lamentable. J'avais volé au secours de l'ami, et l'on m'intima l'ordre de me taire.

D'évidence, ce mémoire, douloureux pour son auteur, doit être insupportable à beaucoup à qui il rappelle trop de souvenirs. Personnellement, il y a beaucoup de choses que j'ignore dans ce passé d'un demi siècle, même si j'ai connu plusieurs de ses protagonistes éminents : le cardinal Danielou (un peu), le cardinal de Lubac (beaucoup). Certains acteurs importants sont pour moi des noms sans visages. Il m'arrive de rencontrer ici ou là des survivants dont je devine seulement le rôle qui fut le leur, les événements auxquels ils furent associés, les êtres disparus qui leur furent proches. Peut-être existe-t-il déjà des relations assez précises de cette part d'histoire liée à l'effondrement des années soixante-dix. Il me faudra en prendre connaissance si je veux faire le point exact sur une période qui a énormément compté pour l'Eglise et la société.

24 janvier

Beaucoup de soucis, de réunions, de conversations autour de l'avenir de KTO. Des articles désagréables dans la presse. Une question de fond. A-t-on besoin d'une chaîne explicitement catholique qui n'a pas peur d'inscrire dans sa charte le souci de l'évangélisation ? Pour moi, il n'y a aucun doute, et je m'interroge sur les réticences de certains ou crains de les trop bien comprendre. Il y a quelques semaines, invité à débattre avec quelques collègues de la notion de transmission, je fus quelque peu interloqué de la réaction de l'un d'entre eux, avec qui j'entretiens pourtant d'amicales relations. Pour lui, il n'y avait plus de transmission possible dès lors qu'il n'y avait plus d'autorité concevable dans notre société. Je ne puis être d'accord, aussi bien en ce qui concerne la culture, la pensée que la foi.

Alain Finkielkraut ne cesse de se battre sur le terrain de la culture, et donc de l'école, dans la ligne d'Hannah Arendt, pour défendre la supériorité de ce qui s'impose à nous en vertu de son excellence, de sa vérité, de sa nécessité. Sinon, c'est le règne du relativisme absolu. Tout s'égalise, rien n'a plus de prix, de densité ontologique et la vie, elle-même, n'a plus de sens. A fortiori, ce qui relève de la foi, de la Révélation, requiert une attention soutenue de l'intelligence, puisque c'est le salut des hommes qui est en cause. A moins de ne pas y croire, à moins de penser que le message du Christ et sa mission n'ont rien à changer dans nos vies.

"Malheur à moi si je n'évangélise pas !" L'apostrophe de Paul n'aurait plus de force sur nous ? D'où ma perplexité en lisant ces lignes dans la Croix d'hier : Or, la chaîne créée par le cardinal Lustiger apparaît porteuse d'une vision traditionnelle de l'Eglise et attachée à un rôle explicitement évangélisateur des médias chrétiens, tandis que "Le Jour du Seigneur" a le souci de présenter un message de l'Eglise ouvert au plus grand nombre, sans obligation de convaincre et dans un esprit de service public. Il y aurait beaucoup à dire sur les termes employés ("vision traditionnelle") mais je reste pantois devant l'expression "sans obligation de convaincre" et sa saveur molièresque. De quoi alimenter la verve de Philippe Muray ! C'est presque ubuesque. Je ne connais aucun discours qui ne comporte une obligation de convaincre, même si son contenu est éthiquement faible. Le langage n'a plus aucun intérêt s'il ne convainc pas de ses assertions ! Le dialogue démocratique d'un Habermas vise à convaincre les partenaires par des arguments qui portent ! Il n'y aurait donc que le discours religieux qui renoncerait à toute assertion de vérité et à toute possibilité de convaincre ? C'est fou, mais tragiquement significatif. C'est comme cela que le christianisme disparaît, qu'on ferme les églises, les séminaires et que les ordres religieux deviennent des mouroirs. Mais alors, comment réagir avec des gens qui marchent sur la tête ?

Autre attaque, de biais, bien sûr : une chaîne ouvertement et clairement catholique conforterait la tentation communautariste. Celle des autres, mais aussi celle des catholiques eux-mêmes. Très perfide ! Mais c'est quand même nous prendre pour des imbéciles. Le christianisme ramené à une différence, un repli sur une particularité, une appartenance de type ethnique, une bizarrerie de mœurs et de préjugés. Presque une affaire tribale ! De ce point de vue, ce qu'a pu nous faire de mal le label catho. Je n'aime pas ce mot de catho qui réussit ce chef-d'œuvre de faire de l'universalisme catholique précisément un label communautaire.

Je vois bien l'objection. En choisissant ce nom de KTO n'a-t-on pas significativement dérapé vers le repli d'une différence, qui réclame sa reconnaissance au sein de la bigarrure des chaînes qui prolifèrent ? De fait, si phonétiquement ça nous avait donné catho simplement, j'aurais sérieusement râlé. Je préfère de loin le T intermédiaire qui permet d'évoquer le Théos grec, Dieu lui même. Pour aller plus au fond, la volonté du cardinal Lustiger de créer ce média spécifique correspond à un projet d'une criante nécessité. Le désert croit, désert spirituel mais aussi culturel. Il faut donc cette présence explicite qui permet d'offrir une formation et une information absentes ailleurs, qui atteint tous les milieux, y compris ceux qui ne bénéficient pas du maillage ecclésial, moins dense qu'hier.

Il est urgent de tordre le cou au reproche de communautarisme identitaire que je trouve grotesque. En fait d'universalité, le christianisme a vingt siècles d'avance avec ses fondements bibliques, parce qu'il s'adresse à tous les hommes. Son message -loin d'être particulariste- dépasse toutes les différences pour rejoindre l'intelligence et le cœur dans leurs exigences universelles. De plus, sa pratique constante, depuis les origines, implique un dialogue avec ce qu'il y a de plus authentique dans les civilisations les plus diverses. Il y a donc dans son code originel une disponibilité a partager avec l'autre, et trouver avec lui le domaine commun de la raison.

26 janvier

Avant même d'avoir lu l'encyclique Dieu est amour j'avais la certitude intime que Benoît XVI allait au cœur du christianisme et que cette volonté de se concentrer sur l'essentiel était en soi un programme de pontificat. Non pas un programme politique, un plan prospectif de réformes structurelles, encore moins un catalogue d'ambitions, mais un recentrage sur les missions à partir d'une réflexion-méditation sur les mystères du Dieu révélé. Face à l'athéisme du radical non-sens, la fantasmagorie du hasard, l'absurdité foncière d'un monde sans raisons et sans buts, se distingue la foi qu'à l'origine et au secret de l'existence actuelle de l'univers et de l'homme, il y a l'abîme de l'amour absolu qu'est Dieu. C'est tout de même énorme, et il vaut la peine d'y revenir puisque sans cette certitude il n'y a pas de révélation biblique, il n'y a pas de témoignage du Christ et pas de mission de l'Eglise.

C'est pourquoi je suis un peu ahuri de la réaction du journaliste de libé de ce matin qui donnerait écho à la déception des "vaticanistes". Bruno Bartoloni, correspondant de l'AFP au Vatican juge ainsi péremptoirement : C'est une encyclique d'homme âgé, d'un pape de transition qui n'a pas de programme spécifique mais qui tient à faire part de certaines de ses réflexions historiques et intellectuelles... Il lance des signaux d'alarme, mais cette encyclique ne va rien changer de fondamental. Une encyclique inaugurale d'un pontificat ne ressemble pas à une déclaration d'investiture d'un Premier ministre. Sans doute peut-elle donner le ton, ouvrir des perspectives, manifester une intention. Justement, il y a une intention manifeste dans cette première encyclique. Celle de mettre en lumière l'amour révélé afin de répondre aux requêtes présentes et au procès fait au christianisme -procès quotidien, infiniment répétitif- d'avoir condamné et refoulé l'eros, l'amour charnel, et même de l'avoir sali (Nietzsche). Ce n'est pas un leitmotiv de Libé ? Ce Libé qui, aujourd'hui, fait la fine bouche, comme si l'encyclique n'apprenait rien que de banal et de convenu. Pas question de se remettre en cause ou seulement de discuter franchement. L'affaire est bouclée d'avance !

Pas pour moi en tout cas et pour ceux qui prennent la peine de lire le texte avec attention et qui y découvrent (ou redécouvrent) une pensée qui s'enracine dans l'histoire, celle de l'Ancien Testament, du Nouveau, mais aussi celle des controverses philosophiques, des Grecs jusqu'à nos jours. La mise au point des rapports entre la justice et la charité (avec le refus de dévaluer celle-ci) est aussi précieuse, parce qu'elle met l'accent sur ce qui est toujours éludé, moyennant la ringardisation du caritatif. La charité est le foyer brûlant de la vie divine qui vient illuminer les rapports humains. Sans elle, la justice devient la plus roide -et parfois la plus inhumaine- des idéologies. Mon ami le père Joseph Vandrisse me signale que Benoît XVI a repris un projet de Jean-Paul II lui-même sollicité par Mgr Cordes responsable de Justice et Paix. Il s'agissait de rendre au caritatif sa saveur évangélique et sa nécessité propre.

28 janvier

Le magazine Littéraire publie un dossier sur les Lumières. Intéressant, bien sûr, nuancé même. Mais je ne puis m'empêcher d'émettre des objections. Si les Lumières sont le triomphe de la raison, de l'esprit critique, ne se caractérisent-elles pas, en même temps, par un formidable préjugé à l'égard du judéo-christianisme ? Qu'on le veuille ou pas, ce ne sera pas sans conséquences pour l'avenir avec l'explosion d'un contre-fanatisme qui n'est jamais que le répondant du fanatisme dénoncé. C'est difficile à admettre pour les dévots qui professent la perfection de leur modèle et affirment que tolérance est le maître mot de leur savoir vivre.

Autre objection. Même quand ils se veulent libéraux comme Todorov, les héritiers ne peuvent s'empêcher de définir leur modèle par déni du religieux. Exemple : "La quête du bonheur remplace la recherche du salut." ou encore : "les Lumières ont voulu substituer une fin humaine à la fin divine de nos actes, justification de notre existence." Passons sur le caractère insatisfaisant de la première formule. Pour un chrétien, le salut est le visage divin du bonheur, très supérieur aux promesses des épicurismes mondains. Mais l'essentiel est d'ordre métaphysique. Il y a un choix ontologique qui enferme la raison dans des limites rationalistes et le bonheur dans des limites hédonistes.

Je vois bien que les apologètes inconditionnels finissent par mettre de l'eau dans leur vin, en modérant la superbe des prétentions rationnels et libératrices par quelques bémols, voire quelques auto-critiques : "Ne cédons pas à la tentation de faire des Lumières un ensemble homogène. Elles constituent, à bien des égards, une construction aléatoire mais raisonnée de la postérité." (Jean M. Goulemot)

Ou encore, cette conclusion de Didier Masseau à un article suggestif sur les Anti-lumières : "l'exemple de Rousseau nous rappelle que la notion d'Anti-lumière ne désigne pas une catégorie d'esprits en rupture totale avec l'esprit de leur temps. On trouverait facilement des passerelles entre les illuministes et les courants philosophiques. Joseph de Maistre s'appuie souvent sur la pensée politique de Rousseau pour récuser les théories libérales et l'on sait qu'un Beurke, un des principaux adversaires de la Révolution va chercher son outillage théorique chez les philosophes du XVIIIe siècle".

Voilà, certes, qui contraint à plus de modération sans répondre entièrement à la question philosophique première. Y-a-t-il un athéisme de principe, ou un anti-christianisme global qui fasse césure absolue entre un avant et un après ? Le souvenir du beau livre de Pierre Chaunu me pousserait plutôt à modérer et nuancer, pour tenir compte de la diversité extrême de la civilisation européenne du XVIIIe siècle. L'ouverture à l'investigation scientifique la plus large, la curiosité d'esprit et l'intérêt pour une autre façon de penser l'homme dans le monde et la cité ne pourrait-il suffire à caractériser l'esprit des Lumières et le type humain qui lui correspond ? Louis XV et Louis XVI n'étaient-ils pas plus encore de cet esprit que Robespierre et Malesherbe tout autant que Condorcet ?

29 janvier

Bien sûr, je lis Sollers. Malgré mes agacements, parfois au bord de l'indignation. Depuis Femmes, il ne cesse de resservir le même ersatz de roman qui tient du journal personnel, du cahier de lectures, de rêveries à la lisière de l'informe, avec quelques personnages, des femmes, bien sûr, censées peupler son boudoir pour le charme de ses monologues. Est-il condamner à reprendre toujours le même livre indéfiniment, alors qu'il faudrait qu'il en sorte enfin, pour que ses dons prodigieux produisent du génie ? Nietzsche convoqué ici n'est malheureusement pas le sosie du Virgile de Dante. Je lis néanmoins et parfois ma curiosité est piquée par un rapprochement plus ou moins saugrenu. Sollers le libertin, amateur, butineur, continue à faire son miel de tout, sans jamais donner congé à son catholicisme natal dont il goûte trop les parfums et les mystères pour s'offrir le désagrément d'un désaveu.

31 janvier

Il y a des jours de surchauffe...intellectuelles. Les livres, le même matin, vous sollicitent avec l'arrivée des facteurs. Trois ce matin que je survole, impatient de ne pouvoir les lire en entier et pourtant déjà engagé mentalement dans une discussion ardue à propos de leurs thématiques. Une somme sur Saint Augustin, un débat sur le religieux entre Régis Debray et Claude Geffré, un brûlot sur la contraception et l'Eglise. Et tout cela s'enchevêtre dans ma tête avec un article lu la veille sur la nouvelle problématique des liens entre judaïsme et christianisme depuis Vatican II qui me pose plusieurs questions à dénouer. De plus, j'ai relu hier soir une grande partie de Gaudium et Spes pour répondre à deux jeunes journalistes de Radio Notre Dame. Et je dois réfléchir à un autre thème difficile pour une émission de la même radio, demain. Qu'en est-il des rapports de la psychologie et de la spiritualité ? Heureusement, Marie Balmary sera là pour que je ne m'égare pas sur de fausses pistes.