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Un dossier complet du Nouvel Observateur sur l'affaire Finkielkraut, le philosophe figurant à la une de l'hebdomadaire ! C'est ce qu'on appelle un succès de scandale. La lecture des articles, à commencer par celui de Jean Daniel, laisse une étrange impression. On ne peut condamner unilatéralement un tel homme. On lui reconnaît, à lui et à quelques autres le mérite de désigner des dérives et des dangers réels. Mais c'est la "droitisation" des intellectuels qui fait peur, leur radicalisation. On consulte Daniel Lindenberg, précurseur de la dénonciation des nouveaux réactionnaires, lequel prétend qu'"on en vient à reprendre des concepts du F.N., sans que cela soulève problème".
Je conteste personnellement ce type d'imputation, sans refuser à quiconque, évidemment le droit du désaccord. Il est trop facile de récuser un questionnement par ce que Léo Strauss appelait la "réduction ad Hitlerum", parce qu'au fond c'est toujours un peu la tentation de celui qui extrèmise son adversaire. J'ai dû exprimer déjà ma réserve à l'égard d'une interprétation de la révolte des banlieues en termes purement ethnico-religieux. De ce point de vue je ne suis pas loin de l'analyse d'Emmanuel Todd. Plus optimiste donc qu'Alain Finkielkraut auquel je ne dénie pas la possibilité d'un glissement de la part de ces jeunes vers une radicalisation "antifrançaise". La situation est pour moi ambiguë On est entre le désir radical de s'intégrer et le déni violent d'un pays dont la pauvreté, l'exclusion (et aussi l'anomie, la violence) vous éloignent.
Plantu est presque toujours drôle, fin, parfois sa liberté est de bon aloi, même par rapport à son propre journal. Je l'entrevois quelques minutes sur la chaîne parlementaire et je suis indisposé par un anticléricalisme ultraconforme, avec les préjugés, les obsessions et tout le ressassement que l'on sait. Comment lutter contre les logiques closes, tellement désarmantes à force de se croire si éclairées ? Au moins Plantu n'est-il pas haineux, comme l'est Onfray qui fait tant débattre et encore ces jours-ci sur KTO. L'auteur du traité d'athéologie n'hésite pas à dire sa nostalgie de la Révolution ouvertement éradicatrice du christianisme. Est-il neutre d'ainsi professer sa haine ? Pouvait-on prévoir sur quoi déboucherait dans les années trente la haine exprimée contre les juifs ?
Je suis un peu ahuri de l'essai de Didier van Cauwelaert dont le titre est tout un programme "Cloner le Christ ?". C'est une sorte de profession de foi gnostique dont la science (la biologie génétique) fournit la structure. Comme quoi il peut y avoir une religion du Suaire complètement hétérodoxe, où la démonstration très convaincante de l'authenticité de la relique nous met sur la voie, non de la révélation évangélique, mais d'un clonage spirituel pour donner naissance à un autre nous-même qui nous prolonge et nous transcende. Ce pourrait, certes, être l'image d'une croissance spirituelle. Mais l'eschatologie est absente de cette bio-néogénèse. Et aussi bien sûr le Kérygme pascal. A bien des égards, cette gnose ressemble assez à l'ersatz de christianisme de Jacques Duquesne dont elle partage la négation fondamentale du dogme et les incompréhensions les plus flagrantes. Incompréhension du pêché originel, mais aussi du pêché tout court. Optimisme évolutionniste en contre-point du refus d'une catastrophe initiale. Le paradis n'est pas perdu, il est en avant de nous. Il suffit de notre bonne volonté pour y accéder ou le construire. Cela fait que le cœur même du mystère chrétien est ignoré, avec les confusions qui en découlent.
La conception virginale de Jésus est récusée, mais elle est comprise -me semble-t-il- comme une parthénogénèse, ce qui est absurde. Duquesne fait le même erreur. Je note aussi qu'ignorant des aspects les plus fort de la christologie, Didier van Cauwelaert méconnaît les exigences de l'Incarnation. Comme homme, le Christ devait avoir une constitution biologique identique à la nôtre. La conception virginale ne le prive pas du chromosome X !
Est-il nécessaire de faire de la théologie alors que la tentative de notre romancier rompt avec l'esprit de la théologie ? Oui mais, il ne peut s'empêcher d'en parler, ne serait-ce que pour récuser le dogme. Ne professe-t-il pas avec Marcel Aymé que l'Eglise est sur terre pour protéger l'homme de la parole divine ? En même temps, il a ses références (le père François Brune, Claude Tresmontant) qu'il accommode à son système. Le paradoxe veut qu'il soutienne -grâce à un dossier très au point et un plaidoyer bien mené- l'authenticité du Saint Suaire qui est sans conteste celui de Jésus. Mais aussi celle de la tunique d'Argenteuil et du voile d'Oviedo ! Il pourfend à plaisir les réfutations rationalistes, se moque de Science et Vie, démolit de façon époustouflante la thèse du faussaire. Mais il va plus loin encore, en prenant fait et cause pour des "miracles" contemporains ou anciens qui attestent aussi la présence du corps et du sang christiques ! Van Cauwelaert est un admirateur passionné de la Vierge de Guadalupe dont il met en valeur l'étonnante richesse anthropologique et scientifique. Tout cela pour aboutir à une Xième mouture de la gnose, c'est à dire à un parasitage total du mystère chrétien. C'est quand même dommage ! (Cloner le Christ ? Albin Michel - Canal +)
Yves Floucat m'envoie une longue lettre à propos de la récente instruction romaine qui interdit l'accès au sacerdoce aux personnes homosexuelles. Je ne suis nullement indifférent à son objection de fond qui consiste à distinguer le regard "analytique" et le regard anthropolgique. C'est vrai qu'une personne ne se réduit pas à une tendance sexuelle, celle-ci fut-elle "profondément enracinée". Et il est parfaitement possible que des personnes identifiables comme de tendance homosexuelle aient été de bons prêtres et même des saints. Il est vrai également qu'il peut y avoir danger de glissement psychologique et que d'une certaine façon c'est donner des gages à la "culture gay" qui ne reconnaît que ce seul niveau d'analyse. Cependant, je ne puis non plus tenir pour nulles certaines observations psychologiques ou psychanalytiques qui mettent en cause des comportements à risque, voire des perversions. A les avoir ignorés on s'est exposé a des catastrophes bien réelles. On ne peut nier que certains individus se distinguaient dès le départ par un profil psychologique très affirmé, ce qui présageait d'une incompatibilité foncière avec une mission sacerdotale, la direction spirituelle et notamment le suivi paternel des adolescents. Je ne parle pas sur un terrain puremant théorique. Certains scandales récents -chez nous, pas seulement aux Etats-Unis- devraient nous alerter sur un manque de vigilance dont les conséquences ont été désastreuses.
Yves Floucat soulève aussi la question de l'application pratique : comment va-t-on appliquer les dispositions demandées ? Peut-on les appliquer et, si l'on y parvient, cela se fera-t-il sans d'importants dégâts ?
Je ne nie pas la difficulté, mais, à mon sens, elle est antérieure à l'instruction romaine. Le discernement d'une vocation par les autorités compétentes a toujours été éminemment problématique. Certains séminaristes qui ont été récusés autrefois pour l'accession au sacerdoce ne s'en sont jamais remis. C'est pourquoi, je ne vois pas de vraie nouveauté ou même de difficulté particulière avec ce texte. Il attire l'attention sur un point crucial aujourd'hui. Peut-être aurait-il fallu réagir beaucoup plus tôt. Si l'on avait pris quelques mesures de "précaution" il y a trente ans, et plus dans les séminaires américains, peut-être aurait-on évité des drames à l'échelle d'un pays -la première puissance de la planète !
Je me demande si l'on se rend bien compte de ce qui change à propos de la réception des controverses sur l'authenticité du Saint Suaire avec un Didier van Cauwelaert. Jusqu'alors, la thèse de l'authenticité était le fait d'une frange de chrétiens souvent mal reçus par d'autres qui les considéraient comme des extrémistes quelque peu enivrés par leur objet mythologique. Un journal comme La Croix -autant qu'il m'en souvient- n'a jamais été très bienveillant à l'égard du linceul de Turin, exprimant la crainte qu'un trop grand enthousiasme ne produise des dérives, des désillusions.
Mais, cette fois, l'offensive ne vient pas de chrétiens en mal d'apologétique scientifique et de preuves déterminantes. Elle provient d'un romancier, plutôt gnostique et qui n'a pas peur de braver les oukases rationalistes. Il s'appuie sur des travaux de chercheurs reconnus dans leurs spécialités disciplinaires et dépourvus de tout label confessionnel. Voilà des gens qui ne craignent pas d'avancer la haute probabilité de l'authenticité des reliques de Turin, Argenteuil et Oviedo. Alors que nombre de catholiques avaient avalisé, presque avec soulagement, le prétendu verdict du carbone 14 qui faisait du Saint Suaire une fabrication médiévale, eux les rejettent comme dépourvues de toute valeur scientifique et traitent comme des certitudes les données inscrites dans des documents-témoins irrécusables. C'est une vraie révolution épistémologique qui se produit, avec des effets dont la singularité est qu'ils échappent au contrôle magistériel. Plus gravement encore : ils peuvent être au départ d'une nouvelle religion, tirant son autorité d'autres sources de la Révélation. C'est une étape inédite de l'histoire -si c'est vrai, si c'est solide, ce que je ne puis complètement confirmer- assez ahurissante, pour peu que l'on se souvienne du passé récent des sciences exégétiques et historiques. A la suite du scepticisme libéral du XIXe siècle, on s'est habitué à une sorte d'indétermination sur la réalité existentielle précise de l'historicité biblique. Du coup, la foi avait pour "fonction" de faire un saut par dessus cette indétermination. Dans le système van Cauwelaert, il n'y a plus que des certitudes scientifiques. Ce n'est pas pour autant que la foi orthodoxe devient évidente. La preuve : on est en pleine gnose !
J'ai ignoré le côté le plus provocant de van Cauwelaert, qui concerne l'utilisation du sang recueilli sur les reliques à des fins éventuelles de clonage. Nous sommes en plein roman. Il est vrai que ce genre de roman n'est pas complètement absurde dans le climat d'aujourd'hui. J'aimerais quand même savoir si réellement le pape et l'épiscopat se sont émus d'une telle perspective, comme l'affirme l'auteur.
Hier soir, remise d'épée d'académicien à René Girard. Cela ce passe à la Sorbonne. Heureux de retrouver quelques figures amicales... Mais au total il n'y a pas si grand monde, même si aux côtés d'Hélène Carrère d'Encausse (et de Giscard) il y a une bonne représentation de l'Académie française. "Que c'est sympathique, un homme libre !" me glisse Florence Delay (qui a pris la succession de Jean Guitton sous la coupole). Oui, bien sûr, mais il y a un prix à la liberté. C'est parfois une certaine solitude. Pourtant, à mon sens, l'actualité est radicalement girardienne. La rivalité mimétique et la recherche vindicative des coupables se rencontrent à tous les carrefours. Je songe, évidemment, aux controverses à propos du colonialisme et de la traite esclavagiste qui sont caractéristiques de la recherche de la place privilégiée dévolue à la victime. Il est vrai que c'est un peu l'inverse du processus décrit par Girard, car dans le passé des sociétés, la victime ne disposait d'aucune sympathie et d'aucune compassion de la part de la foule déchaînée. Mais le renversement qui s'est produit s'explique, nous dit le même Girard, par la victoire du christianisme dans les représentations. Les victimes hier méprisées et mises à mort, sont désormais l'objet d'une reconnaissance solidaire et d'une valorisation proportionnelle à l'injustice subie. Et le mimétisme joue, cette fois, dans l'élan d'une course à la victimisation. Dieudonné veut absolument que le peuple noir ait été aussi persécuté (sinon plus) que le peuple juif. Cela va très loin, jusqu'au vocabulaire qui traduit cette mimésis dans la création de mots qui répondent à d'autres mots.
Une note d'Olivier Mongin dans le dernier numéro d'Esprit fait le point, justement, sur le phénomène Dieudonné, avec des précisions intéressantes. Par exemple, le comité des fils et des filles d'Africains déportés correspond au titre du comité fondé par Serge Klarsfeld et le terme de Yodovah (esclavage) répond sémantiquement à Shoah. Dieudonné "essaie de récupérer une communauté noire en mal de reconnaissance et cultivant une dogmatique victimaire". Les attaques contre le livre d'Olivier Pétré Grenouilleau sur les traites négrières (Gallimard) sont significatives de l'obsession de faire reconnaître la seule traite coloniale, alors que l'histoire établit qu'il y a eu trois traites d'importance à peu près équivalente.
Mais si je me suis mis à lire le dernier numéro d'Esprit, c'est pour avoir entendu Jean-Claude Guillebaud recommander sur Radio Notre Dame, avec insistance, l'article signé par Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet et qui concerne un sujet analogue. J'ai déjà mentionné, ici-même, Olivier Le Cour Grandmaison auteur d'un essai virulent Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l'Etat colonial chez Fayard. La colonisation y est dénoncée comme l'entreprise la plus abominable qui soit et Karl Marx s'y trouve stigmatisé en tant que promoteur de l'idée selon laquelle cette entreprise aurait simplement coïncidé avec l'avènement mondial du mode de production capitaliste selon une acception très positive et même très éclairée.
La mise au point est d'autant plus remarquable qu'elle émane d'authentiques militants anti-colonialistes. Je ne connais pas Gilbert Meynier mais voilà très longtemps que le nom de Pierre Vidal-Naquet m'est familier. Je n'ai pas toujours été -loin s'en faut- d'accord avec lui, mais j'ai toujours admiré sa rectitude intellectuelle et sa générosité morale. Cet article, qui montre une maîtrise complète du sujet, se signale aussi par une belle indépendance d'esprit. Dieu sait à quel point l'investissement passionnel est grand dans ce domaine. Nos deux historiens réussissent ce tour de force de ne rien abdiquer de leurs convictions tout en refusant un réquisitoire qui fait argument de tous les griefs. Le dossier est assez lourd comme cela, sans qu'on en rajoute ? Sans doute, mais c'est surtout la justesse de l'appréciation qui compte, l'adéquation du regard. Le travail d'Olivier Le Cour Grandmaison est donc récusé pour défaut de méthode historique. Sa surenchère dans l'invective et l'inflation d'imputation criminelle est incompatible avec le sens critique nécessaire.
A vrai dire, le livre de O.L.G.M. se présente comme un ajout de notes de lecture d'un infatigable lecteur, mais qui ne retient de ses lectures que ce qui conforte ses thèses et nourrit ses stéréotypes. Son texte est noyé sous une avalanche de citations illustratives, traitées en paraphrases idéologiques. Cela non sans redites. A le lire, on ne peut s'empêcher de poser la question : un sottisier peut-il tenir lieu d'œuvre de réflexion et de synthèse historique.
Voilà qui incite à faire confiance aux historiens de métier, malgré toutes les préventions qu'on peut éprouver à leur égard. Ils n'échappent pas plus que les autres (et nous-mêmes) aux passions, aux luttes idéologiques, aux stratégies apologétiques ou accusatrices. L'exemple de deux hommes de conviction, capables d'une telle lucidité, nous est donc précieuse pour dépasser nos craintes légitimes.
Il est vrai que les discussions actuelles devraient susciter de la part des universitaires et des chercheurs une légitime suspicion eu égard aux enjeux idéologiques de n'importe quelle cause du passé. Les deux auteurs de cet article, in fine, mettent exactement le doigt sur la plaie : on comprend donc pourquoi un livre comme celui d'O.L.G.M. rencontre un écho parmi les "Indigènes de la république" : ces derniers, qui se font les hérauts des jeunes, discriminés, angoissés et désemparés, sont impuissants à saisir les vraies raisons de leur mal-être. [...] Rien d'étonnant à ce qu'ils se réfugient dans ce qui est encore répertorié comme vivant et opératoire : les alluvions de la mémoire. Leurs pères ont été colonisés, maltraités, exploités par le colonialisme. Or ils continuent à souffrir. Donc le colonialisme est toujours à l'œuvre.
Olivier Le Cour Grandmaison est poussé dans ses retranchements. L'algarade est sévère. Son livre "surfe sur une vague médiatique, avec pour fond de commerce des humains désemparés et peu portés à l'analyse critique, cela en fignolant un sottisier plus qu'il ne s'appuie sur des travaux confirmés".
L'initiative de Jacques Chirac de créer une "mission pluraliste" pour évaluer l'action du Parlement dans les domaines de la mémoire et de l'histoire est peut-être une bonne idée. Il s'agit de dénouer la crise incontestable dont l'affaire de la loi du 23 février en faveur des Français rapatriés -comme l'écrit Le Monde- n'est que l'aspect le plus visible, et sans doute le prétexte. Car les questions identitaires soulevées ont des enjeux graves. Je lis ici ou là des textes terrifiants susceptibles de déchaîner des luttes sans fin et je m'interroge sur la responsabilité des gens qui attisent ce que j'ai scrupule à appeler la haine, et qui lui ressemble singulièrement. Je préfère une mission de réflexion à une pétition lancée par la gauche pour l'abolition de l'article litigieux de la loi et qui diviserait gravement le pays en deux.
J'aime trop l'Afrique et les Africains pour ne pas espérer qu'on va sortir de cette paranoïa où l'on ne fait que s'enfoncer dans la déprime qui est très mauvaise conseillère. De même les noirs de France n'ont rien à gagner à cette identification qui ne fait que creuser les oppositions et les défiances mutuelles. Il me faudrait faire état de ma propre expérience africaine -ancienne maintenant- mais dont je n'ai jamais renié ce qu'elle m'a donné d'amour, d'estime et d'espoir indéracinable pour l'avenir. Que sont devenus mes soixante élèves de CE2, ces mômes qui m'étaient comme des enfants ? J'y ai souvent songé sans pouvoir retrouver mon village de brousse. Cette Afrique du lendemain des indépendances était pleine d'énigmes, mais aussi de ressources. J'y ai connu tant de personnalités attachantes et j'y avais conçu un rêve auquel je n'ai jamais renoncé : un rêve d'alliance, de coopération et de développement qui nous aurait engagés complètement nous autres Français...
Dix neuf historiens -ils me sont presque tous familiers- ont signé une déclaration réclamant l'abrogation de tous les textes législatifs touchant leur compétence disciplinaire. Il fallait s'y attendre, car ce n'est pas la seule loi du 23 février (à propos du rôle positif de la colonisation) qui est venue s'interposer dans le champ historique. La loi Gayssot qui réprime la négation des crimes contre l'humanité avait déjà été fortement contestée par des historiens qui n'avaient absolument rien de révisionniste mais se contentaient de protester contre l'entrave à la liberté de recherche que constituait l'intrusion de la loi dans leur domaine. Les mêmes citent aussi les lois qui concernent le génocide arménien ainsi que la reconnaissance de l'esclavage et de la traite négrière comme des crimes contre l'humanité. Ils ont pour eux la cohérence intellectuelle et déontologique, et on voit mal ce que peuvent leur reprocher tous ceux qui ont dénoncé l'interventionnisme législatif sur la colonisation, au nom précisément de la liberté de recherche. Bien sûr, il y a un aspect éthique dans ces interventions du législateur et il est difficile de refuser au politique (et à l'Etat en général) d'affirmer sa marque, par souci de cohérence idéologique, d'inscription dans le passé et de célébration de la mémoire. Mais s'affirme aujourd'hui un souci d'ordre épistémologique qui délégitime (à juste raison selon John Rawls) l'interventionnisme idéologique de la puissance publique.
Ceux qui étaient trop contents de la belle occasion que leur fournissait cette révolte morale contre le péché colonial en sont pour leurs frais. Il ne fait aucun doute qu'ils intervenaient beaucoup plus au nom d'un interdit moral qu'en raison d'un souci épistémologique, même si les deux étaient de fait confondus dans un même réflexe virtuiste. Je n'ai ce soir que la seule information transmise par Le Monde sans guère de commentaires. Sauf erreur de ma part, les télévisions n'avaient pas encore été touchées. Attendons, avec intérêt, les quotidiens de demain matin...
Rien, sauf erreur, dans Libé sur le texte des historiens. J'ai vérifié plusieurs fois. Une brêve dans La Croix, un article informatif dans Le Figaro. J'écoute par hasard Europe 1 : Jean-Pierre Elkabach pose une question sur le sujet à son invité Jack Lang. Celui-ci défend la liberté de recherche mais n'entend pas revenir sur la déclaration reconnaissant le génocide arménien. Autant dire que ce qu'il y a de provoquant dans l'initiative de Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant, Jacques Julliard etc n'a pas encore produit son effet. Il doit y avoir une certaine gêne à commenter le texte, tant il prend à rebrousse poil le débat de ces dernières semaines.
Libé en a parlé ! Mais sous un biais nullement innocent, puisque le texte des historiens apparaît en renfort de Bruno Gollnisch qui est en difficulté avec la justice à propos des camps d'extermination nazis. Gollnisch n'a raison que sur un point : c'est aux historiens, de fait, d'établir l'existence des chambres à gaz, ce n'est pas au législateur. La difficulté, c'est qu'il paraît douter de cette existence et qu'ainsi le nazisme se trouve exonéré de ses crimes les plus abominables. C'est pourquoi je reconnais qu'il est périlleux de laisser dire n'importe quoi, parce qu'on donne crédit à des thèses terriblement dangereuses. C'est la justification de la loi Gayssot, pourtant contestée depuis les origines par des historiens comme Pierre Vidal-Naquet, qui, par ailleurs, ne s'est pas fait faute de s'attaquer aux "assassins de la mémoire". Mais lui l'a fait en historien qui apporte des arguments et ne s'abrite pas derrière le paravent de la loi.
J'aurais aimé transcrire directement mes impressions sur la réception de René Girard à l'Académie Française ; donc dès jeudi soir. Cela n'a pas été possible. Je constate heureusement que la vive émotion intellectuelle éprouvée en cet après-midi ne s'est pas émoussée. Bien sûr, il y avait le cadre, la coupole avec son patrimoine inépuisable de souvenirs. Petite restriction : alors que pour moi ce lieu constitue depuis toujours la scène mythique de ma culture française, mes enfants ont tout à apprendre à son sujet. Sérieux problème de transmission. C'est une des raisons pour lesquelles j'avais amené ma fille Thérèse, qui fêtait ce jour là ses 18 ans. Elle découvrait tout, d'un regard absolument neuf, déchiffrant passé et présent.
Nous étions à quelques mètres des académiciens, tout près de René Girard et de ses parrains, Florence Delay et Pierre Nora. Et aussi dans le même champ, le président Giscard d'Estaing, le cardinal Lustiger, René Rémond, Jacqueline de Romilly... Jean-Marie Rouart, qui est le seul que je tutoie dans cette vénérable assemblée, me dira plus tard qu'il y avait 90 % de présents. J'ai noté mentalement certains absents comme Jean d'Ormesson, Angelo Rinaldi et... Claude Lévi-Strauss ! Il est vrai que ce dernier, âgé, se fait rare aux séances. N'empêche, j'ai un petit pincement de cœur, sachant l'étendue de son désaccord avec son nouveau confrère. A-t-il voté pour ou contre lui, dans l'hypothèse de sa présence le jour du scrutin ? Toujours est-il que les présents m'impressionnent par ce qu'ils représentent les uns et les autres. Figures qui ont, d'ores et déjà, marqué un passé collectif qui est notre bien commun.
Roulements de tambours de la garde républicaine -ma fille a été déconcertée par les uniformes. Le cérémonial est assez sobre. René Girard prononce immédiatement son éloge du père Carré, qui fut le second dominicain de la compagnie après Lacordaire ! Ainsi l'ordre de Saint Dominique aurait-il eu le privilège unique d'avoir des religieux académiciens ? Mentalement, je pense, toutefois, au cardinal Jean Danielou, incontestablement jésuite, mais élu au titre de son appartenance au Sacré Collège. L'orateur n'évoque que sobrement la biographie de son prédécesseur. Il est beaucoup plus intéressé par son itinéraire spirituel et mystique. Au passage, il égratigne le progressisme en ses ravages post-conciliaires. La tonalité générale est celle d'un chrétien qui parle de la foi et d'un de ses témoins, sans retenue ou pudeur "laïques".
Il ne pouvait y avoir de meilleur choix que celui de Michel Serres pour prononcer l'éloge du nouveau venu. Les deux hommes sont amis depuis longtemps, ayant été colègues dans la même université américaine. La découverte de leur familiarité date, pour moi, de la lecture d'un article du Nouvel Observateur, où Michel Serres faisait un vibrant compte-rendu des choses cachées depuis les origines du monde, en 1978. J'en avais été saisi sur le coup, ne l'imaginant nullement dans ce registre là. Presque trois décennie plus tard, c'est plus qu'une confirmation. L'amitié profonde entre les deux hommes, leur connivence intellectuelle totale nous valent un discours superbe, d'une force, qui, trois jours plus tard, me bouleverse encore.
Dès le début, il va droit au but : la violence. Cette violence qui est au cœur des rapports entre les hommes depuis les origines du monde, René Girard en a fait son objet d'étude premier, ce qui le place à l'avant-garde des sciences humaines, parce qu'il a touché le point le plus sensible, l'énigme la plus troublante de notre condition. Avec la théorie mimétique, il lui donne une explication adéquate, d'une fécondité inégalable. Darwin des sciences humaines, dit Michel Serres, qui ajoute plus tard -et père de l'Eglise. C'est la paradoxe et aussi le scandale de cette pensée qui déconcerte parce qu'elle bouscule tant de paramètres de la culture savante. L'étude la plus rationnelle -scientifique- de la violence humaine renvoie aux Saintes Ecritures qui la confirment et la prolongent... L'Académie n'est pas étrangère à l'éloquence religieuse, depuis Bossuet qui occupa ce siège précis. Mais aura-t-elle jamais raisonné d'une pareille façon, au nom de la vérité de la science, et finalement avec des accents proches de Léon Bloy ? Si le sacré est inéluctablement lié à la violence, il n'y a plus que la sainteté pour nous en sortir et nous en délivrer. L'agneau immolé s'est substitué au bouc émissaire, l'amour rédempteur au déterminisme de la rivalité et de la haine...
Michel Serres est un artiste de la langue. Il est de la lignée des philosophes stylistes. Il vient d'en faire la preuve, une fois de plus. Mais il y a beaucoup plus encore dans ce discours, l'alliage de son savoir et de sa conviction et donc un accent au-delà de toutes les émotions. L'assemblée en a été saisie. René Rémond me fera part de ce saisissement, qui prend un relief particulier dans le cadre de la célébration de la séparation de l'Eglise et de l'Etat ! L'Académie Française est une institution laïque, elle est ouverte à tous les talents et à toutes les sensibilités. Sa liberté souveraine lui permet justement de donner libre expression à des voix aussi engagées que celles-là.
Au cours du buffet qui suivra, les retrouvailles avec bien des amis ne feront que confirmer les impressions, avec des témoignages précieux sur les prolongements de la pensée de René Girard. Par exemple, l'historien Michel Rouche me confiera l'aide qu'il a reçue dans ses propres recherches, notamment dans le domaine de la conjugalité. La fondation d'une société spécialisée dans l'application de la théorie mimétique résulte naturellement d'un pareil événement. C'est Benoît Chantre qui en a l'initiative avec quelques amis. Je me suis trouvé ainsi embarqué dans l'aventure à titre de membre fondateur, lors d'une séance qui s'est tenue hier dans les locaux de l'Institut de France.
J'ajoute qu'au cours de son discours Michel Serres a eu la délicatesse de saluer madame René Girard en des termes tels qu'il a provoqué les larmes de Florence Delay. Il a aussi demandé à Hélène Carrère d'Encausse, qui comme secrétaire perpétuelle de l'Académie Française se tenait à sa droite, la permission de passer du vouvoiement au tutoiement pour prier "son frère", dans une dernière phrase de siéger définitivement dans la compagnie. Comment n'aurais-je pas été heureux d'avoir permis à ma fille de 18 ans de goûter ces instants là ?
Eugen Drewermann quitte l'Eglise catholique. L'archevêque de Paderborn regrette tout départ de l'Eglise, bien sûr, mais chacun est libre... Je ne suis pas étonné. Il y a dix ans, je me suis intéressé au cas Drewermann, écrivant presque un petit livre sur lui. Ma constatation était brutale. De théologien, il était devenu mythologue. De chrétien, païen. Son itinéraire personnel se caractérisait par une "régression prébiblique". Depuis lors, je ne me suis plus guère enquis de ce qu'ils devenait. Je doute qu'il ait varié sur ses choix de fond. Sa décision est donc logique. Pourquoi parle-t-il de "déception" alors qu'il sait mieux que quiconque qu'il a "changé de planète" depuis longtemps. Mon ami Jean Meyssignac avait trouvé l'expression adéquate à son propos. Drewermann, disait-il, a retraversé la Mer Rouge à l'envers. Pour moi, le cas est tragique. Complètement méconnu en France où on voit dans son histoire une simple affaire de "progressisme" classique.
Je suis un bon lecteur de Marianne depuis les débuts de cet hebdomadaire. J'en apprécie la liberté d'esprit. La semaine dernière, le dossier sur la presse quotidienne était remarquable (avec notamment un papier de Philippe Cohen sur libé). Pourquoi faut-il que lorsqu'il s'agit de sujets religieux, ce soit toujours mauvais, d'une partialité écœurante, progressiste dans l'acception la plus stupide ? J'en veux encore pour preuve les pages de cette semaine sur "la réaction" qui serait incarnée par Benoît XVI. Visiblement, les responsables de cette enquête ne connaissent rien au personnage, à sa pensée, à son enracinement culturel. Tout se ramène à des catégories politico-idéologiques, à l'obsession de la sexualité, sans qu'aucun effort sérieux n'ait été consenti pour entrer dans un univers qui est en décalage radical avec le conformisme d'une pop-sociologie imbuvable.
Mea culpa ? Libé consacre plusieurs pages à la pétition des historiens et à ses conséquences -avec un renvoi au numéro du 13 décembre. J'aurai donc mal lu ce dernier et aurais vainement recherché dans le numéro suivant ce qui était dans le précédent. C'est bien possible. Ma vigilance s'est donc trouvée en défaut. Néanmoins, je me doutais que ce texte allait modifier le débat en cours. La tonalité du quotidien n'est plus la même, car la rédaction a pris conscience du bien fondé de la protestation des historiens contre la dictature des mémoires au nom de leur indépendance de jugement. On sait désormais que c'est la procédure engagée contre leur collègue Petré-Grenouilleau qui a déclenché la sonnette d'alarme.
Noël déjà passé, à la maison. Trois jours plus tard, me voici en Languedoc dans un paysage de vignes familier. Je suis toujours admiratif des constructions en pierre de la région et notamment de ces admirables escaliers qui grimpent sur les façades. Que dire de Noël, sinon que j'ai toujours été indifférent au tintamarre extérieur et que le climat commercial auquel nous sommes tous plus ou moins obligés de nous mêler ne mord pas vraiment. C'est la liturgie qui seule renvoie au cœur de l'événement. Celle d'un monastère me conviendrait tout à fait, pour la méditation la plus épurée possible, celle du grégorien. A condition qu'il y ait une crèche. Voilà qui me renvoie à la paroisse de mon enfance et au côté populaire de la sensibilité religieuse. Je n'y suis nullement insensible. J'ai applaudi lorsque Jean-Paul II a fait construire un crèche place Saint Pierre.
Mes enfants, à qui j'ai fait part de mes réflexions, ne sont pas contents. Et nous, nous ne comptons pas dans l'affaire ? Nos souvenirs des noëls familiaux, les réjouissances, les cadeaux ? Bien sûr que cela compte ! Mais il y a la priorité, la primauté de l'événement célébré et qui ne saurait être recouvert ou englouti par la "fête" ou les fêtes consommatrice(s).
Voici le bout de ce "cahier" qui se profile au terme de l'année, comme j'en ai pris l'habitude depuis quatre ans, à raison de deux cahiers par an. Mes six premiers sont restés à peu près inconnus de tout lecteur. Ce n'est que depuis le mois d'avril que mon fils Grégoire m'a proposé de mettre ce journal en ligne. Et pour l'essentiel, tout ce que j'ai écrit dans les deux derniers cahiers a été scrupuleusement retranscrit sur mon site, non sans quelques corrections de style. J'écris donc désormais avec des témoins que je sais vigilants, et cela me vaut le plaisir de réactions encourageantes. Dois-je préciser que ce n'est nullement par souci littéraire que j'ai entrepris cet exercice qui m'occupe un temps appréciable, lorsque je peux me dégager des obligations quotidiennes. Je n'ai pas de "modèles". Ceux auxquels je pourrait me référer se situent à un degré de perfection formelle auquel je ne puis aspirer, d'autant que la plupart ont un caractère intimiste qui n'est pas mon choix. Je pense à Léon Bloy, à Julien Green ainsi qu'à Catherine Pozzi qui m'a longuement occupé cet été et aussi à Charles du Bos qui m'avait occupé un été précédent. Jamais l'idée d'un journal de confidences ne s'est imposé à moi. C'est plutôt le désir de fixer sur papier mes réflexions du jour qui m'a conduit à cette entreprise. Par métier et par inclination, je lis chaque jour quotidiens, hebdos, revues, livres, et je suis souvent les débats télévisés des chaînes infos. Me trouvant ainsi mêlé aux débats de l'actualité, je réagis sans cesse selon mon tempérament, ma culture et mes convictions. Je me suis dit qu'homme de l'écrit, il serait peut-être intéressant de garder une trace de ma façon d'accompagner la pensée en marche. Certes, j'ai l'habitude de m'exprimer déjà dans diverses tribunes, mais mes différents articles ne recouvrent pas l'étendue de mes interrogations.
J'avais esquissé, il y a une trentaine d'année, un premier journal dont il doit subsister dans mes archives les deux cahiers que j'ai composés alors. Mon épouse, qui fut la seule à les consulter, y ayant trouvé de l'intérêt, m'avait, à diverses reprises, conseillé de reprendre le même genre. J'ai fini par obtempérer au moment des élections présidentielles de 2002. Ce n'est pas l'événement en lui-même qui me motiva. Au demeurant, je me suis assez peu exprimé à son propos et suis resté plutôt discret sur les problématiques politiques de ces dernières années. Non par dédain. Je suis la politique au jour le jour, de façon assez précise. Je n'en retiens ici même que ce qui alimente une sorte de réflexion générale.
L'entrefilet d'un journal,hier, m'a fait bondir. Le président de la République s'intéresse vivement, parait-il, au film conçu d'après le roman de Dan Brown Da Vinci Code. Il a reçu pendant une heure ses réalisateurs et leur a exprimé sa volonté de faciliter leur travail, notamment pour l'accès au musée du Louvre (où se déroule la première partie du roman). Je passe sur les autres "informations" dont certaines ont été démenties par l'Elysée (les pressions en faveur d'une actrice présumée amie de Claude Chirac et le montant du cachet de Jean Reno). Mais ce qui pourrait relever de l'anodin ou de la farce devient carrément indécent lorsque l'on connaît le caractère pervers du livre et ses effets troubles sur un lectorat envoûté par les procédés d'un habile faiseur. Qu'est-ce que l'Etat -et son chef- ont à faire dans la fabrication d'un film qui blesse gravement les convictions des chrétiens de ce pays ? Affaire de com. foireuse, inconscience, désir débile d'être "dans le coup" ? Ça dépasse l'imagination. Jacques Chirac ne sortira pas grandi d'une initiative pareille d'autant qu'elle jette des éclairs inquiétants sur ses intentions.
Un virus de saison a ralenti mon activité ces jours-ci, alors que je me trouvais dans la famille. Quelques journées où je me suis retrouvé KO, lisant plutôt Blake et Mortimer que les essais très sérieux que j'avais emmenés. A vrai dire trois, que je compte terminer assez vite. Une étude de Christian Sommer paru dans la collection Epiméthée des PUF (dirigée par Jean-Luc Marion) dont le titre m'avait accroché : Heidegger, Aristote, Luther, les sources aristotéliciennes et néo-testamentaires d'"Être et Temps". Cette importance de Luther pour un penseur (né dans le catholicisme) est seule en mesure d'expliquer l'originalité profonde de son mode phénoménologique et existentiel qui privilégie le temps après destruction de l'ontologie d'Aristote. J'avais déjà lu des biographies de Heidegger mais je ne me souviens pas d'avoir appris grand chose sur cette influence de Luther. Pourtant, le milieu de la philosophie où évolue l'auteur de Sein une Zeit est foncièrement religieux, structuré par les rapports entre catholicisme et protestantisme. Hannah Arendt en est témoin direct. Mais j'aimerais en savoir plus sur le fait qui a conduit un jeune "catholique" à se laisser envahir par l'influence du grand réformateur. Je sais depuis longtemps le parti qu'un Bultmann a tiré des catégories existentiales de Heidegger. Christian Sommer cite des lettres de H. adressées à Löwith, à Bultmann lui-même, qui ont de quoi nous troubler rétrospectivement. Son projet ? Le chemin vers une théologie chrétienne originaire, libre de tout hellénisme
. Ne se définit-il pas en 1921 comme un théologien chrétien qui veut revenir à la pureté du christianisme avant que celui-ci n'ait été absorbé par les concepts de la philosophie grecque ?
Mais n'y-a-t-il pas eu une rupture spectaculaire du penseur avec lui-même, de ce point de vue précis ? Le fameux tournant (die Kehre) ne concernerait-il pas aussi cette rupture avec le christianisme, toute inspiration biblique ayant été abandonnée (reniée ?) au profit d'un mysticisme païen. Est-ce la thèse de cet autre auteur qui consacra une étude importante au refoulement radical de la Bible chez le Heidegger dont l'attitude favorable à l'égard du national socialisme pourrait ainsi s'éclairer ? Je pose la question sans pouvoir donner de réponse argumentée. Il me faudrait retrouver cet essai dont je n'avais pris connaissance que par des recensions au moment de sa parution. Il me semble que c'était au moment de la polémique déclenchée par Victor Farias. En attendant, la lecture de Christian Sommer (il s'agit d'une thèse de doctorat soutenue en Sorbonne dans un jury composé de Rémi Brague, Jean-François Courtine et Jean Greisch) répond, pour moi, à une ardente attente d'élucidation, à travers le cas Heidegger, des relations croisées de la théologie et de la philosophie.
J'ai aussi emporté le gros livre d'Irène Fernandez sur C. S. Lewis dont le titre à lui seul est une réponse à une question que je ne cesse de me poser depuis des années. Il me semble d'ailleurs l'avoir posée à Irène Fernandez elle-même au moment où elle avait publié un essai sur Tolkien (par ailleurs ami de Lewis). Mythe, raison ardente chez Ad Solem. Titre superbe, évocateur, et qui me met dans la bonne direction lorsque je m'interroge sur une génération -celle de mes enfants- qui a mis l'imaginaire fantastique au centre de ses représentations. Je ne veux pas anticiper sur une lecture que je suis obligé de reporter à 2006, c'est à dire à l'an neuf qui commence dans quelques heures. Aussi réserverai-je mes commentaires au prochain cahier.
Quant au troisième essai emporté, il est de la théologienne Anne-Marie Pelletier qui me l'a adressé avec ce petit mot introductif : "ces pages qui prolongent notre échange autour de Sylviane Agacinski". De fait, nous avions longuement parlé au téléphone à la suite du débat qu'elle avait eu avec Sylviane Agacinski à l'invitation de Pierre Morachini sur Radio Notre Dame. C'était après la parution de la terrible Métaphysique des sexes où l'épouse de Lionel Jospin avait exploité un filon misogyne incontestable de la patristique. J'en ai sûrement parlé ici-même (je n'ai pas mon cahier précédent pour vérifier). Je devais affronter moi aussi la même Sylviane A. chez Franz-Olivier Giesbert.
J'ai déjà assez avancé dans Le signe de la femme au Cerf pour retrouver les belles intuitions bibliques d'Anne Marie Pelletier approfondies et reconfirmées. J'ai apprécié les pages sur le cantique des cantiques dans son réalisme direct, avec cette idée si importante que l'Alliance avec Dieu conditionne l'alliance de l'homme et de la femme. J'ai aimé aussi les pages sur Saint Paul parce qu'elles épousent les difficultés des textes sur les femmes sans en éluder une seule, mais en offrant un éclairage supérieur qui permet de saisir d'en haut toute la perspective de la pensée biblique dans son ensemble. La catégorie du pour l'autre permet de comprendre l'affirmation a priori scandaleuse de Paul, selon laquelle la femme est créée pour l'homme. N'est-ce pas la formule même de la subordination qui semble justifier toutes les pires aliénations féminines ? Pourtant, la Bible -Ancien et Nouveau testaments réunis- permet de comprendre les choses tout autrement. A partir de la bienveillance que constitue la création elle-même, conçue "à contre courant de toutes les représentations d'une divinité, ou d'un monde rival de l'homme, dangereux ou encore créant par intérêt et par nécessité, comme il se trouve dans les cosmogonies babylonniennes".
Je ne puis me retenir de trouver dans cette formule une saveur toute girardienne, car l'amour divin qui se révèle dans la Bible est précisément celui qui échappe à la rivalité mimétique de la course à la puissance. Pour l'humanité, c'est la perspective d'une radicale conversion à la pure reconnaisance de l'autre, dont Dieu nous offre, à travers la pratique et la théologie de l'Alliance le modèle absolu. La Révélation judaïque et chrétienne du Tout Autre est la manifestation de l'Amour gratuit, étranger à la domination de la violence. Pourquoi la femme serait-elle inferiorisée d'être reconnue, de façon privilégiée, débitrice de cette gratuité de l'Amour ? Son dévouement n'est pas une sujétion. Dans cette perspective, la création pour l'homme ne se comprend pas comme une subordination hiérarchique. Elle est liée à la gratuité du service par amour. Anne-Marie Pelletier complète sa réflexion en indiquant que le modèle christique permet d'aller au bout extrême de cette logique de l'Amour donné et qu'il faut passer par la purification de la Kénose pour percevoir à quel point ce pour l'homme est d'un ordre -celui de la charité- qui bouleverse l'ordonnancement ordinaire des sociétés.
Je ne veux pas poursuivre au risque de paraphraser cette belle réflexion. J'ajouterai toutefois deux remarques. La première concerne le recours à cet extraordinaire romancier que fut Vassili Grossmann, si apprécié et si bien commenté par Emmanuel Lévinas. "L'étrange défaillance de la douceur" dont le nom est femme, selon le philosophe, trouve chez le romancier une illustration d'autant plus bouleversante qu'elle est la transcription littéraire de l'épouvante du vingtième siècle. Je ne connaissais pas ce texte de Grossmann sur la Madone Sixtine de Raphaël. Il est d'une force et d'une beauté surprenantes, exprimées par un non chrétien, mais reflétant ce qu'il y a de plus intime dans le mystère féminin. Un mystère néanmoins exprimé dans le plus chrétien des symboles.
Ma seconde remarque concernera le pape Jean-Paul II, si présent dans le livre d'Anne-Marie Pelletier et qui a écrit aussi des choses magnifiques sur la femme insistant avec Hans Urs von Balthasar sur la prééminence du charisme marial sur le charisme pétrinien qui lui est subordonné. Il me plaît ainsi de saluer la mémoire de ce grand pape disparu cette année et dont le souvenir continue à nous hanter. Son ombre immense nous enveloppera toujours, pour ce qui concerne nos générations. Son nom est dans l'histoire.
Dans La Croix de ce jour, Isabelle de Gaulmyn présente son successeur en contrepoint comme le pape du silence, de la discrétion et de la prudence. Il est vrai qu'on peut être déconcerté par un tel contraste, mais la plus grosse erreur serait de tirer la conclusion d'une contradiction entre les deux hommes. Il sont complètement solidaires. Benoît XVI est persuadé -ainsi qu'il l'a déclaré à la télévision polonaise, dans une déclaration qui, visiblement, n'a pas été retenue- qu'une part essentiel de sa tâche consiste à faire fructifier l'héritage de son prédécesseur. A force d'insister sur l'aura médiatique de Jean-Paul II on en vient à oublier son enseignement doctrinal d'une ampleur étonnante. En grand théologien qu'il est, Benoît XVI a parfaitement compris et intégré cet enseignement dont il voit avec lucidité qu'il doit-être repris, expliqué et prolongé.
De plus il n'est pas vrai que le nouveau pape est isolé du public. Celui-ci ne cesse d'affluer à Rome depuis les événements d'avril. Les audiences du mercredi réunissent tellement de monde, même en plein hiver, qu'elles se poursuivent place Saint Pierre comme aux beaux jours, alors qu'auparavant elles se tenaient dès l'automne dans la salle Paul VI. Je ne sais ce que nous réserve le nouveau pontificat. Mais ce dont j'ai toujours été intimement persuadé, c'est que la parole du nouveau pape constituera pour nous même et nos contemporains une source de lumière qui nous permettra de nous y reconnaître dans nos incertitudes. Pour mieux discerner les principes et les enjeux, Benoît XVI sera le plus sûr des éclaireurs comme l'a été Jean-Paul II.
J'ai exprimé à plusieurs reprises, et notamment en direct sur la chaîne KTO au moment de la mort de Jean-Paul II, le poids immense de la peine que je rapportais à la disparition de mon propre père. Depuis 1978, je n'ai cessé de l'accompagner par la pensée, commentant ses actes, ses paroles, son message. On ne fait pas facilement le deuil d'une figure si proche qui fut votre maître spirituel. Le fera-t-on d'ailleurs ? Mais la vie continue. Pour un homme de mon âge, les choses ne se présentent plus comme elles s'offraient il y a plus d'un quart de siècle. L'exemple du pape Wojtyla m'incite à penser qu'il n'y a pas lieu de renoncer, et que tant qu'on dispose de quelques ressources il s'agit de les employer à bon escient. Prendre sa retraite ? Il n'en fut jamais question pour lui. Et parmi les choses les plus fascinantes de son existence se distinguent justement ses dernières années, ses derniers mois et ses derniers jours. Jusqu'au bout il a lutté, paisiblement, sereinement. Son testament, il nous l'a donné, à nous autres Français, à Lourdes le 15 août 2004. Subito Santo criait la foule des obsèques. Il l'a toujours été, veilleur de l'invisible dont il est le témoin dans l'éternel.