Journal - Avril 2005

Gérard leclerc et Jean-Paul II

Vous pouvez télécharger le journal du mois d'avril au format .doc ou .pdf.


31 mars

Aujourd'hui, dans Libé, excellente réponse du père Christian Delorme à propos de l'article de Robert Redeker qui souligne la plus grande de ses hénaurmités. Le Christ n'aurait pas revêtu un corps charnel, mais purement spirituel ! L'exemple est intéressant car il montre comment des gens intelligents et cultivés peuvent se méprendre sur le christianisme, et à propos des éléments les plus centraux de son dogme !

Une page sur Carl Schmitt dans le Figaro littéraire ! Un compte rendu sérieux de la biographie que j'ai lue et qui me paraît d'une objectivité indiscutable. Patrice Bollon juge sévèrement le petit livre de Yves-Charles Zarka sur l'antisémitisme de Schmitt. Il justifie les objections que je formulais en prenant connaissance d'un premier compte-rendu sur cet opuscule (celui de Roger Pol Droit dans le Monde). La notion d'ennemi substantiel qui s'appliquerait aux juifs ne saurait se fonder sur aucun texte réel. Il résulte d'une déduction forcée qui laisse plutôt rêveur ! Bien sûr, les deux articles de Carl Schmitt sur les lois de Nuremberg, lois raciales anti-juives, sont insupportables. Rien ne saurait les effacer, pas plus que la complicité trop réelle de l'universitaire avec le régime hitlerien. Mais ces fautes indiscutables, caractérisées, ne saurait déterminer une lecture unilatérale de l'œuvre, surtout lorsque, manifestement, elle instrumentalise les concepts pour démontrer une thèse.

J'avais flairé tout cela que Patrice Bellon confirme. Et j'avais aussi l'impression que la notion d'ennemi est gravement faussée, parce que, me semblait-il, elle pouvait être associée à l'idée que cet ennemi fût substantiel. L'ennemi est contingent et non substantiel, sinon il serait réduit à une catégorie morale, le bien ou le mal, ce que Schmitt récuse. C'est une limite qu'il veut marquer là où Zarka voudrait qu'il y ait de l'absolu.

Edouard Husson qui est un de nos germanistes les plus remarquables, publie chez Gallimard un nouvel ouvrage consacré à l'Allemagne d'aujourd'hui que je lis avec un intérêt soutenu. J'en retiens cette première idée d'un pays qui peine à se sortir des pièges de la mondialisation économique et dont le modèle propre (le modèle rhénan, très différent du libéralisme anglo-saxon) a été cassé.

Elisabeth de Miribel. L'annonce de sa mort a ranimé sa silhouette dans ma mémoire. Une très belle figure de resistante, de chrétienne, de diplomate. Je me souviens d'une femme chaleureuse, vive, intelligente, spirituelle... Marcel Jullian, qui la connaissait bien, tenait des anecdotes assez savoureuses du temps où elle fut secrétaire du général de Gaulle. A Londres, s'il vous plaît ! Elle avait tapé le fameux discours du 18 juin. Par la suite, elle avait fait un séjour au Carmel, qu'elle ne put prolonger pour difficulté de santé. Je suis touché que ce soit mon ami le père Matthieu Rougé qui l'accueille pour ses obsèques à la basilique Sainte Clotilde.

2 avril

L'agonie du Saint Père. Il fallait s'y attendre, mais quand l'événement survient, il vous saisit d'autant plus que Jean-Paul II a établi avec chacun de nous un rapport d'intimité, de fraternité spirituelle. C'est un déchirement personnel. Depuis plus d'un quart de siècle, je n'ai cessé de m'intéresser à cet homme, à sa pensée. J'ai écrit des centaines d'articles. Des livres. Sa mort me bouleverse comme celle de mon propre père. Et me voilà courant de radios en télévisions, pour livrer un peu de ma gratitude intérieure, en même temps quelques bribes de savoir. Mais je suis de cœur avec tous les gens qui prient dans le monde entier. Avec leur chagrin paisible et leur espérance invincible.

Je n'ai ni le temps, ni le goût de livrer en ces pages des synthèses que j'ai d'ailleurs écrites déjà pour les journaux (Le Figaro, ce matin) et que je vais devoir reprendre jour après jour. Mais un aspect me taraude en ces heures. Et comme je dois prononcer une conférence, cet après-midi, sur l'incertitude et le brouillage des consciences contemporaines. Je ne puis m'empêcher de les mettre en rapport avec la cohérence et la profondeur anthropolgique de Jean-Paul II.

6 avril

Semaine incroyable, épuisante, mais aussi merveilleuse. La mort de Jean-Paul II, nous l'attendions, bien sûr. Il faut admettre qu'elle est arrivée, que le Saint Père est dans l'éternité, qu'il va falloir vivre sans lui. A mon âge, c'est peut-être le plus dur à admettre. Parce que ma maturité adulte s'est totalement identifiée à ces vingt-six ans de pontificat. Le départ du cardinal Lustiger était un coup dur. Pour moi les deux hommes étaient étaient presque confondus dans une même mission, un accord de fond incontestable. Toutes mes énergies intellectuelles ont été mobilisés pendant ce quart de siècle pour illustrer, défendre, comprendre leur pensée, leur stratégie spirituelle.

Mais il n'y a pas lieu de décrocher. L'histoire continue, rebondit. La tâche d'élucidation d'une aventure requiert l'effort intellectuel, un peu plus aigu en cette période où le travail du négatif est à l'œuvre, comme toujours, et où il s'agit de discerner les lignes d'une affirmation de l'Esprit contre tout ce qui conspire à l'étouffer.

J'ai rédigé hier un très long article, destiné au Figaro magazine, sur ce thème. Je ne prétends pas avoir élucidé toutes les énigmes que j'ai essayé de mettre en perspective. Mais j'ai fait mon possible pour comprendre moi-même la conjonction de phénomènes hétérogènes mais convergents, qui contraignent l'Esprit à se débattre, en quelque sorte, dans un milieu dont il lui faut briser les logiques perverses. Je ne sous estime pas la difficulté du phénomène médiatique. Il est vrai que la pape est devenu le point de mire de tout le système médiatique mondial. Il s'en est servi au service de sa mission. En retour il est devenu un extraordinaire objet d'identification. Avec pour le pape et ses collaborateurs d'incontestables problèmes d'image. Je ne récuse donc pas les objections d'un Alain Finkielkraut à ce propos, même si je ne le suis pas complètement.

Toutefois, dans l'étonnant frémissement planétaire actuel on ne saurait, sans contresens majeur, parler de phénomène médiatique au sens habituel du mot. Jean-Paul II est toujours resté étonnamment présent derrière toutes ses représentations et mises en scène.

7 avril

Besoin de prendre une position de retrait, de réflexion et d'oraison face à la menace de fatigue et de stress émotif de l'actualité. Les images se succèdent comme autant de coups de poing. Celle des trois présidents américains à genoux à Saint-Pierre, avec madame Bush et Condoleeza Rice était particulièrement forte, hier soir. Par ailleurs, les adversaires sortent du bois, et affichent ouvertement leur rage et ressortent leurs griefs. Hier dans Le Monde, Hans Küng et Leonardo Boff. Ils se présentent, l'un et l'autre, comme les tenants de la modernité, de l'ouverture et du progressisme. Ont-ils conscience qu'ainsi il se montrent complètement "has been" ? C'est vrai que les deux cas sont très différents. Küng est un petit bourgeois qui s'est toujours pris pour un génie, anciennement playboy du dernier chic théologique. Boff correspondait à une véritable aspiration populaire et évangélique à laquelle je n'ai jamais été indifférent. Il est dommage qu'il se soit enlisé dans un marxisme approximatif et des incantations dont on ne voyait guère les retombées sociales et politiques.

Jacques Attali aux "dernières cinq minutes" du journal de 13 heures sur France 2. Jacques Attali, comme toujours aigu et original dans ses jugements, analyse le phénomène incroyable suscité par la mort de Jean-Paul II. Pour lui,, cela résulte de la mondialisation et de la nécessité d'une identification éthique universelle. Jean-Paul II aurait été le bien, là où le président Bush est le marché et Ben Laden la menace du mal. Pourquoi pas ? C'est un aspect intéressant qui ne manque pas de pertinence. J'y ajouterai un point de vue à la Pierre Legendre, sur la dimension symbolique, indispensable à la construction sociale et à celle de l'individu. Avant toute vue de foi et de vérité, il existe une condition a priori de l'existence humaine qui se réfère à cette construction symbolique, celle qui concerne l'imaginaire, la théâtralité où s'exprime le spectacle de la vie. Pierre Legendre dans un texte très récent : "Sur l'écran des controverses théologiennes et par une théâtralité d'accompagnement s'est déroulé l'ancestral combat des images fondatrices de l'identité qui devait permettre à l'institutionnalité moderne d'émerger en couvrant le champ entier de la construction humaine." (note marginale de Pierre Legendre au livre de Jean-Robert Armogathe L'antéchrist à l'âge classique Mille et une nuits).

Je suis beaucoup plus sensible que je l'ai été autrefois à la magnificience de la théâtralité romaine dans sa somptuosité baroque. Que s'y déroule cette geste du deuil et des funérailles du Saint Père n'est pas sans retentissement pour l'humanité qui s'y reconnait. Voilà qui donnerait raison, d'une certaine façon, à Régis Debray par rapport à Marcel Gauchet sur "le sacré" indispensable aux sociétés.

Ceci étant dit, évidemment pour moi, l'essentiel est ailleurs, un essentiel qui nourrit tout ce que je viens de mentionner. Mais le christianisme dans sa logique d'incarnation nourrit cette structure anthropologique, cet imaginaire, d'une vie "eucharistique" et d'un langage théologique sans quoi il n'y aurait que du théâtre et des structures vides.

Ce que j'entends à propos des dernières heures du Saint Père et de ses difficultés à s'exprimer me fait revivre ce que j'ai vécu avec le Père de Lubac. A la fin, il n'y avait plus que des signes de connivence.

8 avril

Jour des obsèques de Jean-Paul II. Je lis l'éditorial de Jean-Michel Thenard dans Libération, son espèce de rage froide, son athéisme vindicatif ("l'illusion religieuse"), sa tentative d'analyser rationnelement un phénomène dont il voudrait qu'il entre étroitement dans sa grille. Une grille qui exclut, bien sûr, le religieux, à un point tel que que la tradition durkheimienne se trouve elle même niée. Évidemment, tout ce qui s'est passé avec ce pape constitue un démenti total à l'idéologie Libé, à ses prétentions d'incarner la modernité, à son jeunisme, à sa démagogie du sexe. Quel étudiant ou même quel essayiste s'emparera du dossier "Libé et Jean-Paul II" et même "Libé et le traitement du religieux" ? Ça vaudrait la peine, car ce serait l'occasion de comprendre la singulière attitude des journalistes à vif sur le sujet, crispés, méchants en raison même de leur crispation. Si ça leur était indifférent, ils ne règleraient pas leurs comptes de cette façon.

Mais y-a-t-il lieu de s'attarder sur cet édito ? Sa finale, quand même, vaudrait la peine d'un examen : "En ce début de siècle où le spirituel fait un retour remarqué, l'enterrement de Jean-Paul II signe le triomphe de l'illusion mystique : jamais l'Église catholique n'a été aussi faible, jamais le pape, même mort, ne s'est aussi bien porté." Faux sur le constat. L'Église catholique, à l'échelle de la planète, atteint une stature nouvelle que ses faiblesses européennes masquent parfois.

Je lis mon Marcelle du même Libé, non pas chaque jour que le bon Dieu fait mais chaque jour que Pierre produit sa prose, le plus souvent atrabilaire. Aujourd'hui, il se surpasse, associant le pape et Rainier qu'il traite de guignols. Décidément quel rage emplit le cœur des anti-dévots ! Par chance, il y a bien autre chose dans la presse de ce vendredi de funérailles. Mes vélléités polémiques -que le cardinal Lustiger me reprocha tantôt- cèdent le pas à la méditation sur le testament spirituel du Saint Père que La Croix a publié ce matin (et le Monde cet après-midi). Ce texte est à l'image de son auteur, d'une totale simplicité, d'une confiance absolue en la Providence divine. D'une vérité totale. C'est tellement lui !

J'en veux pour preuve les derniers feuillets où Jean-Paul II évoque toutes les personnes qu'il a connues, celles avec lesquelles il a collaboré. Toutes sont chères à sa mémoire et il voudrait les avoir présentes à son esprit. Il termine sur sa famille, ses souvenirs d'enfance, de jeunesse. Un monde entier, tendrement familier, forme le cortège de sa vie : "À tous, je ne veux dire qu'une seule chose : que Dieu vous récompense." Et il se remet dans les mains du Seigneur comme Syméon au soir de sa vie.

Comme j'aimerais que beaucoup lisent ce testament spirituel. Il est sans apprêts, sans aspérités, c'est pourquoi il exprime le fond du cœur du Saint Père.

J'ai suivi d'un bout à l'autre la cérémonie des obsèques dans ce cadre créé pour le théâtre religieux. Eh bien, ce n'était précisément pas du théâtre ! C'était d'une beauté simple, parfaite -a dit un confrère italien. Je n'ai à peu près fait que prier, les distractions servant aussi à la prière -la planète rassemblée avec tous les chefs d'État, les représentants des religions. Et puis le peuple catholique, fervent, persuadé qu'il s'agit d'un saint que déjà ses acclamations disposent à la canonisation. J'en suis tellement sûr, personnellement !

Je puis énoncer, moi aussi, des jugements politiques sur ce pape, et je ne m'en suis jamais privé. Je pourrais aussi gloser sur ses performances de leader religieux, sur ces qualités médiatiques etc. En ce moment précis, je m'en moque éperduement. Il est tellement évident, palpable que le génie de cet homme était mystique ! Je n'en ai jamais douté, mais je disposais en plus d'attestations supérieures. Celles des grands génies spirituels du vingtième siècle que j'ai eu le bonheur de connaître, comme Henri de Lubac et Hans Urs von Balthasar. Ils étaient tous persuadés que ce pape était un don du ciel.

J'ai été ahuri, il n'y a pas si longtemps, par un collègue -dont je ne veux pas citer le nom- qui prétendait que l'action du pape était d'abord politique et non religieuse. La méprise est étonnante -est-elle courante ?- Elle s'explique par une ignorance du sujet. Nombre de collègues -même cultivés et exigeants- ignorent l'essentiel : la profondeur de l'enseignement doctrinal et mystique auquel tout le reste s'ordonne.

Au courrier de ce matin, profusion de livres passionnants. Je suis particulièrement touché par l'envoi du dernier essai de Milan Kundera, dédicacé chaleureusement par l'auteur. Je ne m'explique cette dédicace qu'en supputant que Milan Kundera avait pris connaissance de la chronique que j'avais consacrée à son roman L'ignorance.

9 avril

Parmi les multiples "objets" d'intérêt de la cérémonie d'hier, le président de l'assemblée : le cardinal Joseph Ratzinger. Le collaborateur direct de Jean-Paul II, son bras droit, celui qu'il appelait "le cardinal" tout court et qu'il écoutait avec la plus extrême attention. En le voyant célébrer, je suis touché de l'extrême douceur, de la délicatesse infinie de ce très grand théologien. Je me souviens d'être allé à Rome au moment où le pape lui demandait instamment de venir le rejoindre pour qu'il assume le ministère de la doctrine de la foi auprès de lui. Il a accepté par obéissance. Le père de Lubac m'en parlait, alors qu'il était pris à partie pour entreprise de "restauration", au moment de la publication du livre avec Vittorio Messori. Il me disait qu'il avait formé, à Tübingen, les meilleurs étudiants en théologie de leur génération.

Le numéro de Marianne d'aujourd'hui ne peut que m'irriter profondément. Je lis cet hebdomadaire généralement avec intérêt. Mais quand il parle du religieux, il est nullissime, entre les plaisanteries de l'alamanach Vermot, la philosophie de monsieur Homais mais recyclée dans la modernité prétentieuse, la rage anticléricale, et le plus souvent la bien-pensance ordinaire, dont pourtant Jean-François Kahn se veut le contempteur sourcilleux. Le pire, c'est que je ne suis même pas satisfait de mes propres amis, invités à exprimer leur avis. J'ai envie d'écrire à Régis Debray pour lui dire que le terme de "glaciation théologique" à propos de Jean-Paul II me révulse. C'est une facilité qu'il s'accorde, alors que son papier ne cesse de mettre en cause les approximations des médias. Pour moi, c'est simplement une contre-vérité totale. S'il y a glaciation idéologique, elle est du côté des progressistes qui ressasent leurs idées congelées de puis plus de quarante ans, et qui n'ont pas plus compris Vatican II que la pensée de Jean-Paul II.

Et puis il y a d'autres facilités et approximations dans le papier de Régis ! Le catholicisme, contrairement au protestantisme, ne serait pas une religion du livre mais de l'institution ? Il me paraîtrait plus juste de parler de religion des sacrements qui nourissent la vie. Quant au Livre, il est au moins aussi étudié par les catholiques que par les protestants. Je sais bien qu'il y a une légende qui traîne la dessus depuis la Réforme. Mais Denifle l'avait déjà réduite à néant.

Que dire de Comte-Sponville qui ressasse ses pauvres griefs depuis sa polémique indigne contre Veritatis Splendor ? Il n'y a toujours rien compris, contrairement d'ailleurs à son ami Luc Ferry qui a saisi toute la portée de l'expression "théonomie participée". Je trouve très drôle qu'il reproche au pape son prétendu fondamentalisme moral alors que lui est bel et bien un fondamentaliste des idées reçues. Il y a autrement de distance, de réflexion, de finesse dans les jugements moraux de Karol Wojtyla que chez les démagos du jour. Même quand il veut raffiner, Comte-Sponville est à côté de la plaque. Le rationalisme, décidément ne rend pas la modernité très futée.

10 avril

Sur la Cinq, Arrêt sur Images de Daniel Schneidermann consacré au phénomène médiatico-émotionnel de la mort de Jean-Paul II. Évident et facile, à la fois. Mais un paradoxe me fait réagir d'emblée. Régis Debray est là, qui analyse, avec presque trop de facilité l'idolâtrie des images "On est au Moyen-Âge !" Trop facile Régis... Parce que le Moyen-Âge était souvent plus intelligent que la modernité. Un Saint Bernard, un Saint Albert le Grand, un Saint Thomas ne s'en laissaient pas compter comme cela. Mais surtout, ce n'est pas une raison, parce que nous vivons en vidéosphère, de nier la réalité qui lui est extérieure. Mille pardons, Jean-Paul II avait une réalité singulière, humaine, historique, hors du commun. Il n'a jamais été dupe du système qu'il dominait de la force de sa puissance intérieure.

La mousse médiatique est peut-être expression d'une religiosité contemporaine. Pardon, messieurs, mais nous en sommes un certain nombre à nous en taper comme d'une pomme. La vraie vie est hors de la bulle médiatique. Dans ces derniers jours, je me flatte de n'avoir jamais sacrifié au journalisme people et même à l'émotion narcissique. J'avais trop de vrai chagrin pour cela.

J'ai envie d'écrire à Régis Debray pour lui poser quelques rudes questions. Ne vous êtes-vous pas laissé prendre à votre système d'interprétation, au point de vous y enfermer ? Il est un peu facile d'attribuer à l'Église ce qui revient au système médiatique. En appeller aux protestants et aux orthodoxes pour revenir à la raison, après que ces pauvres catholiques se soient fourvoyés, est-ce bien sérieux ? J'en connais beaucoup qui ont pris le deuil en signifiant à cette occasion leur proximité aux frères catholiques.

Je sais bien que vous vous êtes un peu rattrapé à la fin de l'émission, en répliquant à la Marie-Chantal de service. L'Église redevenait un objet en soi, elle était capable d'articuler un discours de raison. Même Jean-Paul II reprenait de l'épaisseur, comme auteur d'encycliques. Mais pourquoi ramener à la rescousse des "théologiens" aussi peu sérieux que Küng et Drewermann ? Il y a -ce n'est pas la première fois que je l'observe chez le cher Régis Debray, un côté abonné à la Vie Catholique des années soixante. Mais la théologie sérieuse n'est pas là du tout. Il est vrai que ses autorités n'avaient aucun goût pour la publicité et l'étalage médiatique. A dire vrai, je ne me souviens pas qu'elles aient vraiment sacrifié au seul exercice de l'entretien journalistique.

11 avril

Je suis frappé par la maestria avec laquelle l'Église conduit la démarche de deuil, d'ailleurs depuis le début de l'agonie de Jean-Paul II. Contrairement à tout ce qui se dit et s'écrit, il y a une ferme résistance à tout ce qui pouvait déborder les strictes limites d'un adieu digne et priant. Aujourd'hui, la décision des cardinaux de garder le silence ferme la porte aux surenchères, aux rumeurs d'intrigues qui font le bonheur des confrères et confortent d'ailleurs leur fantasmagories des couloirs du Vatican. Le deuil s'accompagne désormais d'une paisible préparation au conclave. J'écris "paisible" alors qu'il y a une incontestable tension dans l'esprit et le cœur de ceux qui auront la charge énorme de décider de l'avenir. Cette tension était perceptible hier dans l'entretien que le cardinal Lustiger a accordé au Jour du Seigneur. Remplacer un homme pareil, c'est écrasant. Le conclave à quelque chose d'héroïque, comme sera héroïque celui qui acceptera de devenir le successeur ! Mais précisément, cette tension recquiert le retrait profond de la prière. Cela déconcerte jusqu'à un "vaticaniste" comme Politi qui trouve que le silence que se sont imposé les cardinaux est une "régression". Mais, chers confrères, dans quel monde vivez-vous ? Votre Vatican m'a plutôt l'air de ressembler à un nid d'intrigues, si ce n'est à un cénacle d'oppositions idéologiques. L'Église c'est quand même autre chose !

Le dénouement de l'affaire Seznec me convient tout à fait. J'ai toujours été ému par le combat du petit fils qui méritait cette sortie du cauchemar familial. J'approuve de plus ce qu'il a dit sur le gain de crédibilité d'une justice qui reconnaît qu'elle a pu se tromper. Je suis, sans doute, un peu anarchiste, mais je me sens mal déclarer, a priori, que je fais confiance à la justice de mon pays. La confiance, ça se mérite !

14 avril

Ce matin, dans Libé, invraisemblable interview de Hans Küng, dont il ressort un ressentiment haineux à l'égard de Ratzinger. La chose s'explique, je présume, si l'on se réfère au parcours commun de deux universitaires, professeurs de théologie à Tübingen. Il faudrait vérifier ce point. Hans Küng est demeuré un professeur, auréolé tout juste d'une réputation de contestataire établie à peu de frais (intellectuels) avec le concours de médias avides de ce genre de bonshommes. Ratzinger, lui, a été hissé aux plus hautes responsabilités. Ce n'était dû nullement à son goût des honneurs, mais à son sérieux, son génie théologique et son amour de l'Église. Les criailleries de Küng me font pitié. Comment les gens de son acabit ne sont-ils pas conscients de leur misère et du désastre qu'ils traînent dans leur sillage ?

Peut-être suis-je un peu injuste, la polémique entraînant la polémique. Je ne parle pas, toutefois, au hasard. J'ai lu des textes de Küng (même des livres) qui m'ont intéressés. Et plus que cela. Je ne pense pas du tout que son apport soit négligeable. Certaines de ses problématisations à propos du dialogue inter-religieux, par exemple, aident à sérier, à discerner dans le sens d'une déontologie sérieuse du dialogue. Mais une chose me gêne, qui m'empêche de le considérer comme un interlocuteur dans la lignée de mes maîtres, de Lubac, Balthasar, Danielou, Bouyer... La théologie n'est pas pour moi une simple discipline universitaire. Elle est, eh oui, la science des saints, celle qui renvoie à la contemplation du mystère de Dieu. Je crains que notre théologien soit plus du côté "universitaire" que celui de la science des saints.

Cette objection de fond concerne l'œuvre d'un professeur. Que dire lorsque le professeur se transforme en agitateur, en polémiste, en partisan ?

Je regarde ce soir le débat sur le traité constitutionnel européen avec Jacques Chirac. Le président me paraît d'abord à l'aise avec son auditoire de jeunes assez perplexe sur la nature d'un tel traité. Dès le départ, il s'appuie sur l'idée que l'organisation politique de l'Europe constitue la meilleure parade à l'ultra libéralisme anglo-saxon. C'est non seulement habile mais indispensable, car le mouvement de fond qui assure la puissance du non correspond à un refus très fort de l'opinion à l'égard de la mondialisation libérale. Au total, grande incertitude de ces jeunes face à leur avenir. Chirac, qui fait bonne figure, n'en est pas moins déstabilisé.

15 avril

De Rome... on me confirme, depuis la source la plus incontestable, qui soit la grande tension intérieure des cardinaux. Je pense depuis la mort de Jean-Paul II que le conclave est placé sous le signe de l'héroïsme. Je ne suis pas démenti -les cardinaux "ne sont pas fiers". Il espèrent quand même un dénouement plutôt bref. Deux ou trois jours de conclave. Jeudi, ce serait bouclé ? Mais la difficulté est telle qu'il faudra en quelque sorte forcer la décision -c'est moi qui interprète ainsi. Les historiens à la longue mémoire se rappellent qu'il fallut jadis -quand ?- attendre plus de deux ans pour parvenir au but.

L'opposition entre Ratzinger et Martini dont parle la presse, correspond sans doute à un clivage réel, même si le cas Martini a été fantasmé par des journalistes comme Zizola. Ses partisans les plus chauds déchanteraient sérieusement s'il était élu. Ce qui ne sera pas, parce qu'en toute hypothèse lui même refuserait. Nous sommes dans une sorte de configuration idéale, car je ne crois guère à l'élection d'un cardinal de 78 ans. Mais dans un telle configuration -celle des 78 ans- me suggère un ami, observateur très fin de l'Église, Lustiger pourrait-être une solution non de compromis mais de synthèse, incarnant tout à la fois l'orthodoxie doctrinale et l'ouverture aux réalités contemporaines. Mais un pape de transition est-il une idée vraiment crédible ? L'histoire court, l'Église a besoin d'un pape entreprenant, qui précède les évènements et se lance dans de grands projets.

Les "vaticanistes" m'ont souvent exaspéré. Je ne dis pas que tous sont tenants de la même idéologie. Je me souviens d'excellents contacts avec un Benny Lai. Je ne parle évidemment pas de mon ami le père Joseph Vandrisse ou du père Bernard qui, il y a bien longtemps déjà, était correspondant pour La Croix. Mais il y a chez certains un goût pour les combinazione, les bruits de couloir, tout ce qui correspond à une mythologie vaticanesque qui m'a toujours paru dérisoire eu égard aux idées et projets de Jean-Paul II.

De l'article d'Henri Tincq dans Le Monde de cet après-midi, je retiens la fin des partis nationaux, notamment celui du parti italien. J'en suis persuadé depuis longtemps, contre les "vaticanistes" qui demeurent très concentrés sur la péninsule. Si un italien était élu, ce serait en raison de son envergure, internationale notamment, et non en raison de son appartenance nationale.

Ce matin, reçu le "Dominique de Roux" de Jean Luc Barré (Fayard). Avec quinze jours de retard ! De très bons papiers ont déjà paru dans la presse sur cette biographie. Je suis cité paradoxalement parmi les témoins, moi qui n'ai jamais rencontré Dominique de Roux. Je ne pouvais donner de renseignements que sur Louis-Olivier de Roux, son oncle, qui était un homme remarquable. J'ai grapillé, ici où là, mais il faudra que je lise d'un bout à l'autre, pour me confronter avec un personnage qui ne correspond probablement pas aux canons d'un maître. Mais ses engagements, son courage, sa totale indépendance d'esprit, son mépris pour les puissances installées et les bien-pensances ne me sont pas indifférentes. Au-delà, y-a-t-il une pensée structurée ? Peut-être pas. Des fulgurances ? Voyons !

17 avril

Heureux d'avoir revu hier avec son épouse, le cher Émile Poulat, né la même année que Jean-Paul II, et qui, malgré sa quasi cécité, garde une alacrité parfaite. C'est toujours précieux d'avoir un historien pour évaluer un moment de l'histoire. Cela ajouté à la connaissance très précise du père Joseph Vandrisse sur le Vatican des trente dernières années, c'est éclairant.

19 avril

En cette période un peu rude, où je suis mobilisé à tous égards pour la succession du pape, j'appréhendais quelque peu cette conférence débat que je devais faire hier soir au club Dialogue et Humanisme. Ça c'est heureusement bien passé. Mais le Da Vinci Code était très loin de mes préoccupations et je n'avais pas la disponibilité intellectuelle pour revenir sur la trame de ce roman pervers et le déroulé de ses intrigues. Cependant, j'étais relié à ma réflexion actuelle sur l'évangélisation par le côté "bricolage religieux" de Dan Brown. Et de ce point de vue, il y avait beaucoup plus à dire sur les questions de fond posées par la société au christianisme que par les considérations journalistiques ou pseudo expertes sur le clivage conservatisme / progressisme du conclave. Je sais bien que pour des auditoires ignares et amnésiques il faut l'equivalent de la purée pour les bébés. Conservateurs / progressistes, cela à le mérite de la simplicité, du droite et gauche politique. Même si ça dispense de réfléchir au-delà du bout de son nez.

A mon auditoire, qui n'était ni ignare ni amnésique, j'ai fait part de mon agaçement pour cette dialectique anémique, en montrant qu'il y avait beaucoup plus intéressant comme diagnostic et comme prospective. Si l'on veut porter l'évangile à l'Europe d'aujourd'hui, il conviendrait d'abord de s'interroger sur le mental et l'imaginaire des européens, ainsi que sur leur appétence pour un message tel que le christianisme. Sur ce terrain, nous ressentons ce qu'ont de dérisoire les grilles idéologiques, d'ailleurs très datées qu'on voudrait y supperposer. Qu'est-ce que l'Évangile peut dire à un gosse qui passe plusieurs heures par jour devant la télé et qui ne dispose pas des ressources de la culture de sa propre histoire ? L'évangélisation est en raison directe de l'humanisation, et celle-ci est en raison d'une culture de l'homme. Celui qui se construit son humanité.

Lecture attentive de l'entretien accordé à Libé de samedi par Régis Debray. J'ai l'impression qu'il a intégré certains éléments de notre conversation téléphonique, mais pas tous. Il convient, en effet, que des catholiques aient eu un vrai chagrin à la mort de Jean-Paul II. Pour autant, il persiste dans son reproche d'idolâtrie à l'égard du pape défunt. Moi, je ne l'ai vu nulle part. Bien au contraire, les grandes concentrations de foules venues à Saint Pierre se sont distinguées par leur aménité, l'entraide mutuelle et la prière. Aucune hystérie collective. Où donc Régis Debray a-t-il vu ou entrevu cette idolâtrie qu'il dénonce, en citant Tertullien, "le plus grand crime du genre humain". Est-ce être idolatre que d'aller prier au pied de la dépouille mortelle du pape ? Désolé, mais il s'agit du geste le plus accordé au respect et à l'affection éprouvée pour le défunt. Des millions de personnes avaient avec Jean-Paul II un lien personnel que je définirais comme familial. Cela n'a rien à voir avec les transes collectives auxquelles on a assisté à diverses reprises dans l'histoire. Où est "le néo-paganisme de ces festivités" ? Il est dans la représentation de quelqu'un qui observe exterieurement un phénomène et l'épingle selon une certaine typologie médiologique. Mais quand on fait part, par exemple, de ces propos à des jeunes, qui ont vécu cette expérience, ils sont soit étonnés, soit blessés. Ils ne se reconnaissent nullement dans cette prétendue idolâtrie. Bien au contraire, ils ont été saluer la figure paternelle qui les a formés à la prière, à la distance intérieure de la foi. Les idoles, ils les identifient d'autant mieux que le pape les a aidés au discernement spirituel.

Par ailleurs, l'analyse de Régis Debray se montre très anticonformiste par rapport au fonctionnement du système médiatique. Et j'adhère même lorsqu'il avance : "Les rites civiques s'effacent. Alors que reste-t-il ? Le sport et le pape. Sans oublier le concert rock et les "rave-parties", même produit de substitution pour les jeunes, ou encore les sectes pour les paumés." Alors là, oui, on est dans le sérieux, la vraie difficulté d'aujourd'hui. Avec Péguy, j'aurais envie de m'écrier, comme à la fin de Notre jeunesse, à propos de tout autre chose : "Oh alors on me dit quelque chose, alors on commence à causer." On est au cœur du problème. Du mental européen, de la névrose contemporaine.

Oui, mais un peu plus loin, ça se gâte ! Car, même si j'accepte ce que Régis Debray avance quant aux risques de l'hyper-visibilité du chef, et qui conduiraient à faire "régresser une institution doctrinale en association charismatique", je nie de la façon la plus formelle que tel ait été le cas avec le pontificat qui vient de s'achever. Je maintiens que le projet central était apostolique au sens premier, c'est à dire tourné vers la proposition du message et sa réception dans la société. Si l'homme Karol Wojtyla a été un leader charismatique, au sens de Max Weber, il a toujours subverti la logique du charisme politique par la référence à un Autre, comme témoin de l'homme intérieur dont il était de fait l'icône.

J'ajoute que sa personne était entièrement vouée à sa mission. Comme le disait, il y a plus de vingt ans, mon ami Jean-Luc Marion : "Jean-Paul II fait le pape. Il ne fait que celà. Et Jean-Marie Lustiger (qui venait d'être nommé à Paris) fera l'archevêque comme Jean-Paul II fait le pape." En dautres termes, ces deux hommes éminents n'ont aucune propension à jouer un rôle extérieur à leur mission. Ils sont entièrement pénètrés par leur sacerdoce qui justifie toutes leurs actions. A l'époque, on avait parfois le sentiment que les prètres déstabilisés par les "sixties" étaient mal dans leurs baskets. Ici, au contraire, le pape et l'archevêque n'avaient aucun complexe et se montraient même extrêmement heureux de leurs missions et fonctions.

Autres accusations, classiques celles-là, hyper-classiques même, mais, à mon sens, tout-à-fait infondées : "Mais l'écran cache les lézardes accumulées derrière. Synodes et conférences épiscopales diminués, recherches théologiques mises au pas, œcuménisme chrétien en crise. Sans parler des problèmes pendant et archi-connus, l'ordination des hommes mariés, entre-autres. L'hyper-visibilité du chef ou du Porte-parole agit toujours dans le sens autoritaire, que ce soit au forum ou à l'Eglise, puisqu'elle court-circuite les organes intermédiaires de l'institution." Ici, Régis Debray n'est pas l'inventeur de ce réquisitoire, qui est typique "catho. style T.C."

Je m'inscris en faux sur tous les points. Tout d'abord, contrairement à un préjugé bien ancré, l'Eglise catholique est l'institution la plus décentralisée du monde. C'est Emile Poulat qui l'affirmait l'autre jour, et il a quelque autorité à le faire. En second lieu, il n'y a jamais eu plus de dynamique d'échange entre le centre et les Eglises particulières que sous Jean-Paul II dont le dynamisme propre a créé des relations incessantes entre le centre et la périphérie, sans précédent dans l'histoire.

Faut-il encore détailler ? Les synodes ont souvent mécontenté les gens qui n'ont pas réussi à coaliser des majorités derrière eux. Au demeurant, c'est la méhode qui fut propre au concile Vatican II qui prévaut et exige la réalisation d'un consensus. Quant aux conférences épiscopales, elles ont dû surtout revoir leur fonctionnement et réviser leurs prétentions eu égard aux réactions de la base épiscopale qui souvent regimbait. C'est l'autorité personnelle des évêques qui était mise à mal. Par ailleurs, les conférences suscitaient des bureaux et des bureaucraties, qui, toutes modestes qu'elles soient, faisaient écran elles aussi et créaient une logique tendant à la reproduction de l'appareil. Les personnalités décalées d'un Lustiger ou d'un Barbarin n'ont été promues que par transgression des règles de l'appareil.

Mais je m'interromps dans ma discussion, car Habemus Papam ! Je suis stupéfait de la rapidité de la décision des cardinaux. Je dois aller à KTO au plus vite. J'abandonne ma télévision avec la fumée blanche et le carillon de Saint Pierre qui sonne à toute volée. Je cours vers un taxi. Impossible ! L'autoroute est fermée. Le chauffeur me mène gratuitement à la station de RER. Me voilà sans informations dans mon wagon, complètement morfondu, esquissant une prière. A la gare de Lyon, je fonce vers un taxi. En route vers le pont d'Issy ! : "Pardon, monsieur, pouvez-vous mettre votre radio, nous avons un pape ! -C'est vrai ? -Oui. Essayez 100.7, Radio Notre Dame. C'est entre le pont d'Austerlitz et le pont Louis-Philippe que j'entendrai la voix du cardinal proto-diacre. Mais il y a un blanc. Je ne perçois pas le prénom de l'élu. Enfin, le nom : Ratzinger ! Je ne suis pas surpris, mais saisi de cette unanimité du collège cardinalice. C'est que j'avais été, moi même, intoxiqué par mes collègues. Ratzinger n'était crédité d'un contingent impressionnant de voix que pour être aussitôt éliminé en faveur d'un candidat de compromis. Pas du tout ! C'est assez fascinant. La première idée, c'est que cette unanimité et cette promptitude s'expliquent par l'urgence d'une centralité doctrinale qui est aussi recquise par la crise de l'humanisme moderne.

N'empêche, comme me le confie un ami prêtre : "C'est une bombe atomique !" Une énorme provocation pour la bien-pensance ordinaire... Ils me font d'ailleurs sourire tous les perroquets de la pseudo-modernité. Cet homme, d'une intelligence et d'une culture rares, comprend infiniment mieux son temps, dont il n'ignore aucune coordonnée, que les "modernes" patentés. Un homme aussi éminent que Jürgen Habermas l'a reconnu, il y a quelques mois en participant à un dialogue passionnant avec le cardinal Ratzinger à Munich, qui a vivement impressionné l'opinion allemande.

22 avril

Déjà beaucoup écrit, beaucoup parlé du nouveau pape. Mais à le voir maintenant sur mon écran, habillé de blanc, si à l'aise, si naturel, je me remémore toutes ces journées passées et mes propres sentiments. Je suis, en effet, passé par des phases successives de perplexité, presque de crainte, sans jamais perdre confiance. Conscient de l'extrême tension des cardinaux. Tension non en une acception de nervosité, mais d'intensité, de gravité, de responsabilité.

Tout d'abord, je m'interrogeais sur cette hypothèse Ratzinger. D'où tenaient leur information ceux qui l'annoncaient comme une quasi certitude ? Et puis souligner une telle possibilité, n'était-ce pas une "manœuvre" ? Car en même temps on annonçait la formation d'une autre tendance (autour du cardinal Martini ?). Ainsi faudrait-il une conciliation et donc l'arrivée du troisième homme. Autre dimension du problème : le cardinal Ratzinger, à supposer qu'il soit désigné par ses pairs, accepterait-il cette lourde charge à son âge ?

Mais tout ce qui s'est passé autour des funérailles de Jean-Paul II a balayé les incertitudes, attestant de façon saisissante la présence souveraine d'une intention d'en haut. Le cardinal Ratzinger s'est imposé comme une sorte de certitude. Une unanimité morale s'est constituée en un laps de temps très court, comme s'il n'y avait pas d'hésitation possible. Et plus je prends conscience de cette nécessité de Benoît XVI, plus un sentiment très fort m'envahit. Oui, il fallait ce docteur de la foi. Les cardinaux ont obéi à une impulsion supérieure.

Mais à côté, quel fracas, quelle désilllusion, quelle colère... Il fallait s'y attendre, même si certains débordements sont insupportables. Faut-il que l'enfer se déchaîne pour qu'on en arrive à tant de grossièretés, d'attaques d'une bassesse écœurante. Je n'ai pas vu sur Canal+ l'ignominie des guignols (une parodie de bénédiction associant l'invocation trinitaire au Reich !). Mais j'ai lu avec stupéfaction et consternation l'article de Daniel Schneidermann dans Libération de ce matin. Mais quelle mouche l'a piqué ? Je peux avoir des différends avec Schneidermann, mais j'apprécie souvent son indépendance et sa perspicacité. Ici, c'est un procès d'intention d'une partialité incroyable. Tout est faux dans ce portrait que je n'ose dire haineux, car je me demande s'il n'est pas le résultat d'un scénario dont l'auteur n'est pas le maître.

J'en suis blessé, bouleversé, comme par une attaque personnelle. Mais surtout, comment à partir d'un soupçon, d'une prétérition, d'une construction toute arbitraire, façonner une image à sa convenance d'un Ratzinger dont tout montre qu'il ignore tout ? Il n'a pas lu un de ses livres, a superficiellement survolé sa biographie, est insensible à son christianisme, à sa droiture morale, à sa bonté foncière. A sa façon -j'en conviens, plus ténue- il nous refait le coup des procès tordus, pervers, où l'accusé n'a même pas le droit de se défendre. Mais peut-êre est-il vain d'argumenter ou de persuader. Cet article est l'effet d'une phobie, d'un mensonge intérieur que l'auteur a voulu malheureusement imposer à ses lecteurs comme une très serieuse réflexion.

23 avril

Depuis plusieurs semaines, irrité par le simplisme des oppositions binaires, je m'interroge sur le sens réel des mots. Par provocation, j'ai écrit dans un de mes articles que le mot progressisme était aujourd'hui un concept vide. Je pensais théologiquement, car il me semble qu'il s'est produit une sorte de dénouement à Vatican II dont on n'a pas assez étudié les conséquences. En effet, jusqu'en 1962, la controverse fait rage entre deux camps bien repérables, même si déjà il y a lieu de marquer les nuances. L'affrontement, disons, au début du concile entre une ligne Ottaviani et une ligne Frings-Liénart correspond à un réel clivage, lié à l'histoire du catholicisme au XIXe et au XXe siècle. Mais à mon sens, les textes effectifs du concile consacrent moins la victoire d'un camp qu'un déplacement des lignes. Ce qui fait, d'ailleurs, que les plus durs des anciens camps sont également insatisfaits. Je suis assez frappé par le fait que la théologie de la présence au monde, telle qu'elle s'inscrit dans Gaudium et spes n'a pas été réellemnt pensée par des gens style Action Catholique. Au contraire, d'après ce que m'a souvent expliqué le père de Lubac, on s'est longtemps battu les flancs pour trouver une unité qui donne sens à l'évocation multiple des grands chantiers de la civilisation (la paix, l'économie, le travail, la pauvreté, la famille etc). La lumière est venue de Cracovie, grâce à Monseigneur Wojtyla et à l'équipe qu'il avait réunie autour de lui. Certains passages qui se rapportent encore à une vision progressiste linéaire de Gaudium et spes sont ceux qui, à mon sens, sont devenus le plus vite obsolètes.

Donc, à ma lecture, Vatican II impose une mutation dont, sur le moment, on n'a pas réellement saisi la nature et qui rend inopérant le clivage intellectuel qui précédait. Il faut se rendre compte que des gens comme de Lubac, Balthasar et Ratzinger étaient considérés comme progressistes. Ce qui aujourd'hui n'a littéralement plus de sens. On pourra certes avancer le cas d'un Hans Küng. Mais il est isolé. Et s'il a utilisé la thématique du dialogue inter-religieux, cela ne suffit pas pour donner un contenu à un néo-progressisme qui risque de s'identifier de plus en plus au mondialisme le plus naïf et le plus invertébré. Certes, en politique, conservatisme et progressisme demeurent des repères idéologiques, et le christianisme est forcément en rapport avec leurs options. mais il considère celles-ci avec indépendance et non sans les reformuler autrement. j'ai souvent observé avec des amis que le propre d'un Lustiger, par exemple, était de rebondir là où on ne l'attendait pas, donnant un coup d'éclairage passionnant et neuf qui fait ressortir une troisième dimension inaperçue.

25 avril

Je suis frappé et ému du contraste entre le chaleureux accueil du peuple chrétien à Benoît XVI et l'hostilité virulente de certains secteurs d'opinion (dans les médias et un frange chrétienne). Ce n'est pas sans quelque appréhension que j'entrevois la possibilité ultérieure de futurs conflits qui peuvent être moralement "sanglants". Heureusement, le pape est habité par une sérénité qui s'enracine dans son intimité. Il y a son intelligence admirable aussi bien des enjeux de l'Eglise et du monde que des situations. J'ai suivi, hier, de bout en bout la messe d'inauguration du pontificat avec, sans cesse en mémoire le souvenir de Jean-Paul II le jour de sa fameuse homélie. C'était magnifique. Mais quelle responsabilité sur les épaules d'un homme ! A 78 ans ! Eh bien, c'est la confiance qui s'affirme dans la Providence. Depuis l'annonce je ne puis m'empêcher d'admirer, non sans un secret tremblement, sachant la dureté de l'histoire, les forces sournoises d'opposition, cette confiance de Benoît XVI, tout livré à sa tâche. J'ai aimé tous les papes depuis mon enfance, parce qu'avec chacun j'ai retrouvé le charisme de Pierre. Celui-là me touche énormément, et tout ce que j'apprends de lui me conforte dans cette idée invincible d'un "décret" providentiel qui a écarté les doutes des cardinaux. Comme par la suite les miens qui ont été pulvérisés par l'évidence.

Henri Tincq de Rome, m'a confié en riant au téléphone, qu'on l'avait accusé de faire du lobbying pour Ratzinger. C'est vrai que moi je n'y croyais pas. Il n'était pas "mon" candidat. J'en imaginais plusieurs autres. Non que je répudiais une "candidature" à son endroit. Simplement je ne la croyais guère possible. L'âge, ses sentiments propres à l'égard de cette redoutable hypothèse, la difficulté de passer d'une responsabilité de gardien de la foi à la conduite effective de l'Eglise... Mais, je le redis, toutes ces objections ont été balayées.

Justement, j'ai heureusement retrouvé le livre du cardinal Ratzinger que je cherchais vainement depuis son élection. Or, je tombe sur cette déclaration prémonitoire pour comprendre comment l'homme de Dieu a réagi à cette situation inouïe : "...Ma vie ne se compose pas de hasard, mais quelqu'un prévoit et me précède et pense à moi d'avance et arrange ma vie. Je peux me refuser à cela, mais je peux aussi l'accepter et je remarque alors que je suis vraiment conduit par une lumière prévoyante." (Le sel de la terre Le Cerf - Flammarion)

Les parents du futur pape s'appelaient Marie et Joseph !

Il est né le samedi saint et a été baptisé quatre heures après sa naissance, alors qu'à cette période on célébrait encore Pâques le samedi saint au matin

Le sel de la terre contient implicitement une réponse aux accusations insensées de Daniel Schneidermann. Ce dernier n'a d'ailleurs pas dit la vérité. Par ignorance sans doute, mais il n'avait vraisemblablement pas fait grand effort pour se renseigner serieusement. Il a, en effet prétendu qu'on avait tu le problème des jeunesses hitleriennes dans les biographies du pape. Or c'est inexact car le cardinal Ratzinger lui-même, dans ce livre, a expliqué ce qui s'était passé. En 1941, son frère ainé a été obligé d'y adhérer. C'était obligatoire. Joseph, lui fut enrôlé quand il était au séminaire. "Une fois sorti du séminaire, je n'y suis plus jamais allé. Et c'était difficile, parce que la bourse d'études dont j'avais réellement besoin dépendait d'un certificat attestant de ma présence dans les jeunesses hitleriennes. Mais grâce à Dieu, j'avais un professeur de mathématiques compréhensif. Il était lui-même nazi mais c'était un homme de bonne foi, il me disait : "Vas-y donc une fois pour que nous ayions ce papier..." Quand il a vu que je ne pouvais tout simplement pas, il a dit : "Je te comprends, je vais arranger ça", et ainsi j'ai pu en être dégagé."

26 avril

J'écoutais ce matin le père Valadier sur Radio Notre Dame. Je m'attendais à un réquisitoire contre Benoît XVI qui est d'ailleurs venu, avec quelques adoucissements. Son grief premier ? La façon dont le cardinal Ratzinger a dirigé son dicastère, ses méthodes "opaques", la persécution dont quelques théologiens de grand mérite auraient été les victimes. Je regrette qu'il n'y ait pas eu débat et que personne n'ait pris la défense de l'accusé. Car il y avait énormément à répondre. J'ai un peu le sentiment que Paul Valadier se fait le porte parole d'un camp, celui des "théologiens" qui défendent jalousement leurs prérogatives, et -pourquoi ne pas le dire ?- leur pouvoir sur l'opinion dans l'Eglise. Toute remise en cause par l'autorité ecclésiale est donc considérée comme insupportable. Mais à ce compte, il aurait fallu, depuis les origines du christianisme, que l'autorité se taise, qu'il n'y ait jamais de définitions dogmatiques, qu'Augustin, qui était évêque et donc en charge de l'orthodoxie, renonce à exercer son discernement à propos du donatisme, du pélagianisme...

Certes, il faudrait reprendre un à un tous les dossiers allégués. Un mot à propos de Karl Rahner. Je vois mal, eu égard d'ailleurs à l'influence d'un penseur tel que lui, le magistère rester indifférent à certaines de ses thèses, notamment celles des "chrétiens anonymes". Balthasar était intervenu, parfois assez rudement, dans la discussion. Je vois mal comment sur un point aussi important le cardinal Ratzinger n'aurait pas exercé sa mission régulatrice. Alors, il faudrait toujours se taire ? Mais dans ces conditions, ce serait dommageable à celui qui n'aurait plus le contre-point d'une telle régulation. Et la théologie ne serait plus qu'une sorte d'aimable forum, sans tension avec une institution vivante, désormais neutralisée. Est-ce cela que l'on veut ?

A propos de Balthasar, je me souviens de son magnifique petit livre intitulé Cordula qui rappelait l'histoire d'une jeune martyre pour sa foi et donc ce que signifiait l'engagement explicite de la foi. A propos de ce livre, le cardinal de Lubac me disait qu'il marquait l'entrée de Balthasar dans la grande controverse post-conciliaire.

28 avril

Sentiment assez vif d'une imposture. Rendez-vous sur n'importe quelle chaîne de radio, de TV, où on vous convoque pour parler du pape et de l'Eglise, vous pouvez être sûr qu'on vous harcelera sur les questions suivantes : préservatif, mariage des prètres, ordination des femmes, alignement sur les mœurs contemporaines etc. En revanche, jamais une question préalable qui commande tout pourtant : Dieu ! Dieu aujourd'hui, Dieu dans la culture d'aujourd'hui, Dieu dans la conscience de l'homme européen. Que change la perception de Dieu dans une vie, dans une société, une civilisation, une culture ? Là dessus, niet, néant. N'est-ce-pas le signe non seulement d'un malentendu mais d'une imposture. Je veux bien vous entendre mais à la condition expresse que surtout vous ne me parliez pas du sujet. Le pape et Dieu ? Aucun intérêt. Dites moi s'il est progressiste ou conservateur, pour le préservatif ou la pilule. Le reste ne m'intéresse pas.

Il faudra bien un jour revenir à l'interrogation première, fondatrice, sans laquelle rien ne se tient et n'a de sens.

29 avril

Question de la vérité. Paris Notre Dame publie le texte de la conférence prononcé à la Sorbonne par le cardinal Ratzinger sur le christianisme et la vérité à l'occasion du jubilé de l'an 2000. J'avais déjà lu ce texte qui m'avait laissé une vive impression. Sa relecture me confirme dans mon sentiment. C'est du grand Ratzinger. A vrai dire, je n'ai jamais rien lu de cet homme qui ne soit de premier ordre. A chaque fois, on est tiré vers le haut, avec des vues neuves, originales, une démarche qui souvent vous désenlise des sables mouvants de l'à peu près.