L'héritage à transmettre

L'agonie, la mort, les funérailles de Jean-Paul II sont déjà dans nos mémoires comme des évènements à méditer, au-delà de l'accompagnement médiatique inévitable. Une polémique est née, à laquelle il ne convient pas de donner une importance démesurée mais qui pourrait se révéler pernicieuse si une réponse appropriée ne lui était donnée. Il faut faire soigneusement la distinction entre la réalité du chagrin de ceux qui ont vécu le départ du Saint Père comme quelque chose de personnel avec une amplification médiatique qui donne à l'émotion une dimension trouble, pouvant brouiller les plus clairs des messages. Je suis sur ce point en désaccord total avec mon ami Régis Debray -nous aurons peut-être l'occasion de nous en expliquer publiquement. Non le phénomène qui s'est développé autour de la mort de Jean-Paul II n'a rien à voir avec un processus de repaganisation. Il n'y avait aucune idolatrie chez les millions de pèlerins qui sont accourus vers Rome, mais l'expression sincère d'une reconnaissance à l'égard d'un père qui n'avait cessé de les instruire et de les conforter par l'intelligence de la foi.

Sans doute faut-il faire sa place à la métamorphose que confère la mort aux personnages historiques. Malraux l'a bien montré. A l'occasion de la disparition d'un Kennedy, d'un Churchill, d'un de Gaulle, il s'est produit à chaque fois une resaisie dans l'imaginaire de héros qui s'introduisaient dans le vaste musée de la conscience humaine. Il ne pouvait en être autrement pour Jean-Paul II, a fortiori avec l'étonnante orchestration de l'appareil médiatique qui est né à peu près au moment de l'élection du pape polonais au siège de Rome. Le phénomène est extraordinairement ambigu, il joue sur des surenchères d'émotions, de courses aux rumeurs, d'anticipations irrationnelles. C'est pourquoi, il y a de la part de l'Église une nécessaire prudence pour ne pas se laisser prendre elle-même dans un entraînement aux effets pervers. Il est d'ailleurs remarquable que les responsables du Vatican aient refusé systématiquement tout ce qui, d'une façon ou d'une autre, pouvait livrer le deuil de l'Église à une autre logique étrangère à son cadre liturgique et traditionnel.

Notons qu'il y a une nécessaire mise en scène de l'adieu que toutes les dispositions prévues à cet effet sont ordonnées à la maîtrise des émotions et des réactions face à ce qui surdétermine la condition humaine. A ce propos, notre ami Damien Le Guay a justement rappelé les travaux du grand historien Philippe Ariès sur les rites funéraires, consubstantiels à toute civilisation. Les effets de la mort sont si grands sur l'inconscient qu'ils doivent être maîtrisés à travers une ritualisation canalisant la violence extrême du trouble produit. De ce point de vue, la grande scène romaine constitue un extraordinaire cadre rituel qui permet aujourd'hui au village mondial de vivre un évènement qui le concerne profondément. Avec l'Église la ritualisation est évidemment liturgique, elle objectivise les sentiments personnels dans une prière qui fait accéder à l'espérance du royaume. La cérémonie des funérailles, place Saint Pierre, constituait le sommet de cette démarche dans un sorte de perfection, qui excluait toute surcharge, sans interdire la juste expression de l'attachement du peuple chrétien qui d'un sûr instinct reconnaissait dans le pape défunt une sainteté évidente. C'est, d'ailleurs cet élément qui changeait tous les signes.

Cette sainteté n'était nullement la projection d'une émotion irrationnelle, encore moins d'une idolâtrie échappant à tous les contrôles de la raison et de la foi éclairée. C'est ce que ne comprennent pas toujours les meilleurs de nos médiologues. Avec Jean-Paul II, il y avait l'affirmation d'une réelle présence qui faisait éclater la bulle médiatique. Certes, le pape était le personnage le plus médiatique de la terre, avec tous les risques que cela comporte. Mais pas un seul instant il ne s'est laissé absorber dans la machine à séduire. Cela s'explique par une capacité d'intériorisation qui mettait sans cesse une distance infranchissable avec ce système qui a trop souvent inversé la logique des institutions au point de dissoudre la déontologie du bien commun et du dialogue ordonné du pouvoir et du peuple. Insistons sur ce point : Régis Debray a pu parler de l'État séducteur, en me précisant personnellement qu'une Église séductrice trahirait sa mission en devenant objet frivole et en adoptant un comportement en rupture totale avec sa mission. Ce ne fut jamais le cas de Jean-Paul II, qui au contraire imposa, à temps et à contretemps, la primauté de l'Évangile et de ses exigences à l'encontre de tous ceux qui exigeaient que le chanteur adopte une toute autre chanson.

La réelle présence de cet homme est peut-être ce qui a fasciné les médias, à rebrousse-poil de la nature autiste du système qui phagocyte tout ce qui échappe à son emprise et à ses valeurs propres. Avec Jean-Paul II, il y avait toujours un reste, c'est à dire une impossibilité à phagocyter qui surdéterminait la machine à images. On se souviendra de son étonnante faculté à se retrancher dans la prière intérieure à toute occasion, même lorsqu'il avait des millions de personnes devant lui. D'ailleurs, aurait-il pu tenir sans cette puissance d'intériorisation qui faisait qu'en toutes circonstances cette réelle présence manifestait la présence d'un Autre.

Il y a des documents qui ne trompent pas. Si l'on veut savoir qui était cet homme dans sa conviction intime, dans son attitude face au secret de l'éternité, dans sa relation avec ses frères, dans sa conscience d'apôtre, on se référera au testament spirituel qu'il nous a laissé et qui a été ouvert cette semaine à la connaissance de tous. L'extrême simplicité des mots employés témoignent de l'humilité foncière d'un chrétien qui n'a jamais dévié de sa rectitude native, de sa vocation de prêtre et qui a assumé la lourde mission du pontificat avec la même disponibilité, celle qui était la sienne quand il avait décidé d'entrer au séminaire. On sait par le témoignage de ses amis qu'il n'avait jamais envisagé l'accession aux hautes responsabilités dans l'Église. Il ne rêvait que d'être vicaire ou curé de paroisse pour exercer son ministère auprès du peuple chrétien. Pour reprendre l'expression qui fut la sienne lors de l'homélie de son intronisation, c'est un Autre qui l'a conduit là où il ne songeait pas à aller. Il n'a répondu qu'à un appel qui le conduisait toujours plus haut. Sa détermination il ne la puisait que dans la confiance dans le Seigneur et la tendre sollicitude de la Vierge Marie.

Reprenons ces quelques phrases du début de ce testament : « Totus Tuus ego sum- il s'agit évidemment de sa devise de consécration au Seigneur par Marie. Au nom de la très Sainte Trinité. Amen. Veillez, car vous ignorez le jour où votre Seigneur viendra. (Mt. 24, 42) -Ces mots me font penser au dernier appel, qui adviendra lorsque le Seigneur le voudra. Je désire Le suivre, et je désire que tout ce qui fait partie de ma vie terrestre me prépare à ce moment. Je ne sais quand il viendra mais, comme toute chose, je dépose ce moment là aussi dans les mains de la mère de mon Maître : Totus Tuus. Dans ces mêmes mains maternelles je laisse tout et tous ceux auxquels m'ont lié ma vie et ma vocation. En ces Mains, je laisse surtout l'Église, et aussi ma Nation et toute l'humanité. Je dis merci à tous. A tous je demande pardon. Je demande aussi la prière afin que la Miséricorde de Dieu se montre plus grande que ma faiblesse et mon indignité. » Ce qui frappe également dans ce mémorial c'est la familiarité du Saint Père s'exprimant comme il l'a toujours fait dans la cordialité avec tous ceux qui l'ont cotoyé. Dans un dernier regard, il se souvient de ses premières années, de son village natal, de ses parents, de tous ses compagnons d'enfance, d'adolescence et de jeunesse. Il n'écrit pas de mémoires officielles, ne prend pas de pose devant la posterité. Il parle des hommes et des femmes qui émergent dans son souvenir et qu'il aime comme autant de frères et sœurs.

Si Jean-Paul II a été tellement aimé, s'ils étaient si nombreux à accourir jusqu'à Rome pour prier devant sa dépouille mortelle, c'est à cause de cela, de cette vérité absolue d'un pape qui a eu toutes les audaces, qui a rendu possible l'impossible, mais qui a d'abord été l'ami de tous, parce qu'il les aimait tous en Dieu. C'est le point de départ absolu. C'est pourquoi toute surchauffe médiatique aurait été bien impuissante à imposer un message étranger au sien. Les catholiques savaient précisément qui il était, ce qu'il leur avait enseigné, les commandements de Dieu qu'il leur avait rappellés, les béatitudes dont il leur avait révélé comment elles ouvraient le royaume... Et même les non catholiques et les incroyants en avaient quelque idée. A partir de là se dessine l'héritage qui est vraiment impressionnant. Ce géant de l'histoire n'a cherché qu'a approfondir et révéler le mystère du Dieu trinitaire ayant fait alliance avec toute l'humanité. Les trois encycliques les plus importantes du pontificat concernent ce mystère trinitaire et toute la dynamique de la célébration de l'entrée dans le troisième millénaire était ordonnée à la même méditation du secret de l'amour entre les Trois Personnes divines ainsi qu'à celui de la condescendance inouïe qui permet à l'humanité de participer à l'intimité de la vie de Dieu.

Monseigneur Karol Wojtyla avait inscrit dans la constitution Gaudium et Spes de Vatican II une phrase sans laquelle la substance de l'enseignement conciliaire ne serait pas pénétrable : Par son incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. Nous trouvons là l'extrême concentration théologique du message que le pape n'a cessé de développer dans toutes ses dimensions. La modernité qui a tout suspendu à l'affirmation de l'individu a beaucoup fait pour son autonomie et son développement. Mais qu'en sera-t-il de cet individu s'il a perdu la conscience de sa dignité fondamentale qui ne s'explique que par sa relation à Dieu ? L'homme a été créé à l'image de Dieu, racheté par son Fils de telle façon qu'il accède à une dignité plus grande encore. Jean-Paul II l'a martelé sur toutes les routes du monde. C'est l'héritage qu'il nous laisse et qui ne cessera d'inspirer l'Église sur le chemin de tous les renouveaux.

Gérard Leclerc