Cet article est paru dans le numéro 2957 de France catholique, le 24 decembre 2004.
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Le 23 novembre 1654, Pascal connaissait une conversion fulgurante. L'événement reste au cœur de tout un héritage culturel et spirituel français dont personne n'a mieux parlé que Sainte-Beuve. A redécouvrir ?
Les commémorations se suivent et ne se ressemblent pas. Il faut dire que les événements célébrés ne sont pas toujours de même nature ! Quelle ressemblance entre le sacre de Napoléon à Notre-Dame, que tous les médias ont rappelé avec un faste proportionnel à la mise en scène immortalisée par David, et la nuit de feu de Blaise Pascal, inscrite dans une des pages les plus fortes de la littérature française ? Les deux événements ont été fêtés à quelques jours de distance, l'un vieux de deux siècles, l'autre de 350 années. Mais le second n'a même pas eu droit à une brève
de la presse écrite. Il a pourtant donné lieu à une belle veillée dans l'église St-Jacques du Haut-Pas à Paris. Cinq sociétaires de la Comédie française s'y sont succédé pour lire des textes relatant la conversion de Pascal, tandis que plusieurs orateurs insistaient sur la valeur du Mémorial écrit par l'auteur des Pensées, durant cette nuit inoubliable du lundi 23 novembre 1654, jour de saint Clément pape et martyr et autres au martyrologe
.
Le choix de St-Jacques du Haut-Pas s'imposait en raison de la situation de cette église dans le quartier janséniste de Paris, à mi-chemin de l'abbaye de Port-Royal et de Saint-Etienne du Mont, où reposent les restes de l'auteur des Pensées (à côté de ceux de Racine). Le souvenir de Saint-Cyran (inhumé à St-Jacques) n'est nullement indifférent au climat de cette épopée spirituelle dont on ne peut extraire l'homme du Mémorial. Non que Pascal symbolise ou résume à lui seul la querelle janséniste. Il n'en est pas moins indissociable de son histoire, ce moment exceptionnel qui devait occuper les travaux et les jours d'un Sainte-Beuve. Le critique - fondateur de la critique littéraire - n'y voyait-il pas une reviviscence des origines chrétiennes, les plus pures, les plus brûlées au feu de l'Absolu ? Pourtant, ce n'est pas la piété qui inspirait Sainte-Beuve, même si on admire ses scrupules extrêmes à comprendre et restituer le témoignage spirituel de tous les amis de Pascal. Il aime citer le mot de Royer-Collard : Qui ne connaît pas Port-Royal, ne connaît pas l'humanité !
Mais puisque c'est de Pascal qu'il s'agit d'abord, il faut revenir sur son indissociable union avec ce cercle spirituel où se développe, selon l'expression de Bayle, une sorte d'humanité paradoxale, ce propos presque définitif : On a dit que (Pascal) avait exagéré Port-Royal. Ceux qui parlent ainsi sont entrés dans Port-Royal du côté du déclin et de la décadence ; ils ne l'ont point abordé à la tête et par le sommet. Pascal n'a point exagéré Port-Royal, il l'a réalisé. Excédant ce cadre par son génie, il s'y est enfermé par le cœur, et il a rassemblé une dernière fois ce que cet esprit a de plus vif dans sa suprême flamme.
Pareil hommage justifie la célébration de St-Jacques du Haut-Pas, le lieu symbolisant une part de la mémoire janséniste. Mais on ne saurait dissoudre la singularité du Pascal de la nuit de feu, dont le Mémorial marque la démarche unique. Ce ne fut pas le moindre mérite des participants de la cérémonie du 23 novembre 2004 que d'insister sur ce point. Le P. Jean-Robert Armogathe nota comment le moment de la décision marque définitivement un avant et un après. Si Pascal voulu garder dans son pourpoint le texte de son Mémorial, c'est pour qu'à aucun moment son souvenir ne le quitte. La conversion d'une nuit est définitive, elle engage à jamais celui qui jusqu'à son dernier souffle voulut conserver sur lui le signe palpable, cousant et décousant le document à mesure qu'il changeait d'habit.
Le texte est justement célèbre. Faut-il rappeler, pourtant, ce qu'il signifie, non seulement au-delà du jansénisme, mais comme attestation de la foi chrétienne, ne serait-ce que dans la perspective du siècle suivant, voltairien, déiste et épicurien ? Sainte-Beuve a partiellement compris ce grand affrontement historique, sans voir en quoi une certaine conception du salut était responsable aussi de la révolte d'un Voltaire et d'un Rousseau face à ce qu'il y a d'implacable dans le rigorisme de Jansénius et de ses disciples. Peut-être est-il victime lui-même d'une sorte de mythe romantique, qui érige la pureté port-royaliste en un instant fragile, improbable, dont l'échec signifie l'effacement du christianisme authentique, l'impossibilité de renouveler le miracle des origines. Mais il existe une vérité évangélique de Pascal, supérieure à toute perversion janséniste. Elle s'affirme dans la première affirmation, le premier oui, du Mémorial : Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob. Non des philosophes et des savants.
Par avance, Pascal récuse le déisme dix-huitièmiste, ainsi que tout philosophisme fermé à la révélation du Dieu vivant et vrai. Son Dieu, sensible au cœur, selon l'acception juste de cette expression qui n'a rien à voir avec les effusions romantiques, est celui qui s'adresse à chacun en particulier, au plus intime de lui-même. Certitude, certitude. Sentiment, Joie, Paix.
Cette expérience intérieure nous persuade d'une plénitude indicible : Joie, Joie, Joie, Jours de joie.
qui est le second trait du Mémorial. Nous voilà loin de cette tonalité funèbre prétendue, qui pourrait être un autre mythe romantique, auquel Sainte-Beuve ne sut échapper. Philippe Sellier a bien repéré la méprise du grand critique qui perçoit le chrétien comme un solitaire (qu'il n'a jamais été) en proie à l'angoisse, voire à la terreur : Hamlet du pied de la Croix
. Comment, poursuit Philippe Sellier, a-t-il pu ne pas découvrir l'insistance de l'auteur du Mémorial sur la joie chrétienne ?
La suite du Mémorial se comprend comme une ressaisie de soi-même à travers le passage de la conversion : Je m'en suis séparé. Je l'ai fui, renoncé, crucifié. Que je n'en sois plus jamais séparé ! Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l'Evangile. Renonciation dans l'Evangile. Renonciation totale et douce
. Et comment ne pas rappeler la touche finale, cette résolution d'un jour qui a valeur de promesse définitive : Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur
. Tout cela nous est confirmé par la correspondance de Jacqueline Pascal, en religion sœur Sainte-Euphémie, qui raconte notamment la rencontre de son frère avec M. Singlin qui devient son directeur spirituel.
Cette conversion définitive accomplie, il restera à Pascal huit années de vie. Bien remplies et désormais vouées à la défense de la foi. Pour retrouver l'accent du Mémorial, cette confidence à lui-même sous le regard de Dieu, on ne peut que se reporter aux pages des Pensées centrées sur le mystère de Jésus, dont l'accent n'a cessé de retentir dans la sensibilité des chrétiens : Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé. Je pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé telles gouttes de sang pour toi.
On peut, certes, aborder Pascal sans Sainte-Beuve, avec d'autres introducteurs plus proches de lui, ne serait-ce que parce qu'ils adhèrent au mouvement de sa conversion en reconnaissant ce Dieu d'Abraham et le mystère de Jésus. Mais il se trouve que l'auteur du monumental Port-Royal a consacré une grande partie de sa vie à l'épopée janséniste et que tout ce qui concerne Pascal dans ce monument constitue le chef-d'œuvre au sein du chef-d'œuvre. En rééditant cet admirable ouvrage, les responsables de la collection Bouquins de chez Robert Laffont ont rendu un fier service à la culture contemporaine et aux générations nouvelles. Ces dernières se trouvent, ainsi, en état de recevoir un héritage incomparable. Celui d'une histoire - nationale en l'occurrence - qui n'aurait pas la même consistance si une épopée spirituelle comme celle-là n'avait pas marqué durablement les âmes. Certes, on peut imaginer que cette mémoire se perde, mais ce serait au prix d'un véritable assassinat moral.
Sainte-Beuve n'a pas la foi de ses modèles et héros. Si au début de sa longue entreprise, une réelle empathie explique son intérêt, c'est avec sécheresse qu'il achève l'ouvrage (J'ai été votre biographe, je n'ose dire votre peintre ; hors de là, je ne suis pas à vous.
) N'empêche que l'ensemble impressionne par sa véracité et qu'un abbé Brémond louera son prédécesseur dont la tendresse pour le jansénisme lui est d'ailleurs étrangère. C'est qu'il y a chez Sainte-Beuve des ressources prodigieuses, une capacité de travail, une intelligence stratégique du sujet, une sensibilité suffisamment vive et ouverte pour communier avec des personnages hors mesure et enfin un génie poétique et artistique sans lequel sa fresque aurait été dépourvue de vie et de charme. Philippe Sellier a bien caractérisé ce ton très personnel : Pré-verlainien, Sainte-Beuve est le poète du clair-obscur, des solitudes ombreuses, des portraits en grisailles
. Ou encore : Au service de ce goût de la dernière teinte, la phrase se fait souple, sinueuse, ralentie par des repentirs et par l'adjonction de nuances. Les portraits ne prennent forme que par petite touche apposées au fil du temps, portraits mouvants. L'attrait du flottant et de la rêverie se manifeste dans la liberté de la composition, dans la variété des tons - de l'éloquence fervente à l'élégie, de l'exposé sérieux d'idées abstraites, à la narration la plus vive. L'écriture oscille entre des vastes vues aériennes et l'analyse des indices les plus ténus. Le jaillissement de rapprochements et d'images irrigue l'ensemble de la peinture...
Certes, il y a des faiblesses chez Sainte-Beuve. Par exemple, Les Pensées ne le retiennent pas tant que les Provinciales en ce qui concerne Pascal. C'était conforme à l'état de la recherche au dix-neuvième siècle. Depuis, l'attention s'est massivement concentrée sur cet immense chantier spéculatif que constitue l'apologie inachevée de la religion chrétienne. Du coup, la question des positions théologiques de son auteur a été relancée avec vigueur. Le jansénisme pascalien, même s'il est parfois mis en doute, paraît incontestable sur la ligne d'un augustinisme extrême. Pascal, hélas, pensait, tout comme Jansénius et Saint-Cyran, que les enfants morts sans baptême étaient voués aux enfers... Les efforts de saint Thomas d'Aquin pour métaphoriser les expressions les moins ambiguës de saint Augustin sur le sujet, n'avaient pas mordu sur lui, d'autant que la scolastique était dévalorisée aux yeux de tout Port-Royal. Et c'est vrai qu'il y a une modernité janséniste, et plus encore une modernité pascalienne. L'auteur des Pensées accorde leur pleine autonomie à la raison et à la science. Mais c'est pour mieux faire valoir la radicalité transcendante de la foi et de la charité. Une radicalité qui se trouve en péril, lorsqu'on accorde trop au monde et à ses faux prestiges.
Sainte-Beuve eut d'autant plus acquiescé à ces conclusions qu'elles rejoignent les siennes. Si l'on compare en effet ses positions et celles d'un moderne comme le philosophe polonais Leszeck Kolakowski, on est frappé de leurs convergences, et même de leur accord profond. Notamment, lorsqu'il s'agit de mettre face à face les deux principaux protagonistes de la querelle théologique, les jansénistes et les jésuites. Qu'explique, en effet, Kolakowski ? Aux yeux du jansénisme, nous dit-il, les jésuites avaient engagé des négociations amicales avec le diable et ainsi, quelles qu'aient été leurs véritables intentions, lui avaient ménagé une entrée triomphale dans le temps. Et par ailleurs : Les jansénistes, aux yeux du parti opposé, tenteront de faire de l'Eglise une forteresse assiégée, fermant les yeux sur la réalité, perdant tout contact avec le monde, privant l'Eglise de tout instrument efficace pour la conversion de son environnement païen, et conduisant la chrétienté au désastre.
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Non seulement Sainte-Beuve aurait manifesté son accord avec cette analyse, mais il eut proclamé toute son approbation à l'opinion janséniste, comme l'attestent ses pages sur les polémiques des Provinciales. Il pardonne tout aux jansénistes, leur intransigeance, leur insensibilité, non tellement sans doute par purisme augustinien mais parce que ce qui le fascine dans Port-Royal, c'est cette humanité surhumaine qu'il retrouve chez ses plus hauts responsables, et surtout chez Saint-Cyran. Il est convaincu qu'avec cette pureté inaccessible, le christianisme a jeté sa dernière carte. La défaite, précédée de la persécution, du parti de Saint-Cyran et de Pascal annonce le triomphe du rationalisme et de l'épicurisme du siècle suivant. Et il n'a pas de mots assez durs pour stigmatiser les adversaires jésuites, épinglés dans les Provinciales. Son courroux porte atteinte à toute la compagnie et jusqu'à son fondateur, Ignace de Loyola : Les individus peuvent être génialement bons, c'est le corps et l'esprit de ce corps qui est détestable.
Et Sainte-Beuve endosse ce qu'on est contraint de reconnaître comme de la pure calomnie : On attribue le ressort de la Société, dès sa naissance, au double principe qui se perpétuera, obéissance absolue au-dedans, ambition absolue au-dehors.
Une telle partialité s'explique par la haine antijésuitique qui se prolonge en enfle même au dix-neuvième siècle. Ses motifs humains, trop humains, ne doivent pas nous détourner d'un examen de fond, qui replace la querelle à son lieu véritable. Car cette querelle vaut mieux que les injustices auxquelles elle se laisse aller. Tout d'abord, l'esprit ignatien est tout différent de cette caricature odieuse, et il ne saurait être entaché par les déviations casuistiques et accommodantes qui se sont réclamées de lui. Le chemin des Exercices ignatiens vise la sainteté, et de siècle en siècle, il n'a cessé de susciter conversion et héroïsme. Il ne se comprend que par sa fidélité entière à l'Evangile et le désir qu'il suscite sans cesse de conquérir les cœurs.
Certes, on ne peut sous-estimer les tentations d'alignement sur l'esprit mondain dont un Maurice Clavel renouvelait pour notre temps le cinglant reproche. En réserver la seule condamnation aux jésuites est plus qu'une injustice, un déni de vérité. Il convient donc d'opposer à la polémique port-royaliste une autre perspective, missionnaire, qui fut et demeure celle des disciples d'Ignace et de ses compagnons. C'est vrai qu'ils n'ont pas peur d'affronter ce qu'on appelle aujourd'hui la modernité et qu'ils sont tout prêts, pour l'ouvrir à la grâce, d'en examiner positivement tous les ressorts : humanisme, raison, histoire. Au vingtième siècle, un Pierre Teilhard de Chardin symbolise cette tentative, avec ce qu'elle a éventuellement d'hasardeux et de téméraire. Mais comment douter que c'est ad majorem gloriam Dei ? Au surplus, il est frappant d'observer comment, avec un Jean Daniélou, un Gaston Fessard, un Henri de Lubac, le dialogue de la foi avec le monde contemporain atteste toujours la pertinence de la tradition chrétienne dans les débats les plus cruciaux de l'histoire qui se fait ?
C'est le dynamisme du salut qui porte cette entreprise apostolique, apparue au moment où s'affirme la naissance d'un monde certes anthropocentrique, mais où l'énigme humaine - comme chez un Pic de la Mirandole - appelle la lumière de la Révélation. L'interrogation pascalienne, en ce sens, est-elle si éloignée, en dépit d'un pessimisme psychologique et de ce qu'elle comporte de triste
, selon Kolakowski ?
Mais, encore une fois, il n'est pas vrai que Pascal est toujours triste ! C'est la joie et les pleurs de joie qui emportent son Mémorial. Et à l'ultime instant de sa vie, lorsqu'il reçoit le viatique, c'est encore dans un transport de joie qu'il se dresse vers la porte du Ciel !
Gérard Leclerc
Charles Sainte-Beuve, "Port-Royal", 2 tomes, Bouquins Robert Laffont, préfacé par Philippe Sellier.
1 Leszeck Kolakowski, Dieu ne nous doit rien, Brève remarque sur la religion et l'esprit du jansénisme
, Bibliothèque Albin-Michel Idées (1997).